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23 avr. 2014

Russie/OTAN : toutes les pièces de l’échiquier sont en place, la partie va pouvoir véritablement commencer

La problématique ukrainienne n’a pas débouché sur l’escalade militaire que redoutaient les « fin-du-mondistes ». La mainmise russe sur la Crimée a été actée, les marchés sont passés à autre chose. Le pragmatisme l’a emporté, les gesticulations diplomatiques ont été prises pour ce qu’elles étaient, et comme personne n’a intérêt à ce que les menaces dégénèrent en conflit, la diplomatie finira par triompher.

Voilà, succinctement résumée, l’analyse de nombreux gérants et autres commentateurs — en dépit des tensions renouvelées dans la région. Force est de constater que c’est bien ainsi que les marchés ont joué cet épisode géopolitique jusqu’à présent.

J’éprouve pourtant quelques difficultés à valider une lecture aussi sereine de l’échiquier géopolitique. Dans une partie d’échecs, les 10 premiers coups ont pour seul objet de mettre les pièces maîtresses en ordre de bataille — les fous, les cavaliers, les tours ne font que s’assurer le contrôle de quelques cases et colonnes stratégiques à l’issue d’une série d’avancées et de replis tactiques, tandis que deux ou trois pions sont sacrifiés de part et d’autre.

Toute la question est ensuite de savoir si les pièces maîtresses vont s’engager dans l’offensive caractérisée par la prise d’assaut des positions adverses. Si les joueurs sont de force égale et que le scénario débouche rapidement sur une neutralisation réciproque, le constat de la stérilité des attaques et de l’enlisement de la partie va conduire à la négociation d’une « nulle » qui rapporte un point à chacun des compétiteurs, lesquels scellent ce résultat par la traditionnelle poignée de main.

C’est le scénario que privilégient les marchés.

Les marchés pensent à tort qu’ils assistent aux premiers coups de mise en place alors que la partie est lancée depuis plusieurs mois — il y a plus d’un an même

Mais imaginons un autre cas de figure. Celui où les joueurs appartiennent à deux écoles de style très dissemblables. Les marchés pensent à tort qu’ils assistent aux premiers coups de mise en place alors que la partie est lancée depuis plusieurs mois — il y a plus d’un an même, début 2013.

▪ La crise date de plus d’un an
Souvenons-nous de l’épisode chypriote et de la mise en faillite des banques locales — notamment la Laïki et la Bank of Cyprus avec, comme corollaire, la confiscation des avoirs supérieurs à 100 000 euros. Elle fut décidée par Bruxelles et la BCE au prétexte que cela pénalisait essentiellement les oligarques russes qui « cachaient » là-bas plusieurs dizaines de milliards d’euros, des sommes réputées de provenance douteuse. Le contrôle des changes n’étant toujours pas levé à Chypre, les titulaires de gros comptes russes ne peuvent, encore aujourd’hui, rapatrier leur argent qu’au compte-goutte.

Ajoutons que l’avis d’Angela Merkel pesa très lourd début 2013 : elle fit pression pour que Chypre ne bénéficie pas d’un plan de sauvetage coûteux à la mode grecque. Elle prit le pari risqué (et perdu) que Moscou volerait au secours de Nicosie afin de préserver une chance de revoir ses billes. Mais devinez dans quels pays, Grèce exceptée, les banques chypriotes avaient le plus investi ?

Il s’agit de la Russie et de… l’Ukraine. La mise en faillite des banques chypriotes a donc porté un coup très rude à la manne financière dont disposait Kiev, car l’Europe — en pleine crise des PIGS — n’était plus d’aucun secours pour l’ancienne république soviétique.

Il faut également se souvenir qu’à l’époque, les Occidentaux au sens large mettaient déjà la pression sur Vladimir Poutine pour qu’il renonce à son soutien au régime d’Al-Assad, confronté depuis 2011 avec une rébellion inspirée du printemps arabe. Il faut ensuite ajouter les fusillades — non élucidées — de la place Maïdan à Kiev et l’éviction de Viktor Ianoukovitch, le si peu fréquentable allié ukrainien, le jour même de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Sotchi. Une nouvelle humiliation pour Vladimir Poutine, après celle ressentie un an auparavant avec la ponction des fonds russes pour éponger la faillite chypriote.

Vous voyez à présent qu’en fait, toutes les pièces d’une autre partie d’échec sont en place depuis longtemps.

▪ L’alternance menaces/humiliations se poursuit
L’idée que l’Occident méprise la Russie obsède depuis longtemps Vladimir Poutine. Le journaliste américain Adi Ignatius se souvient d’une déclaration qui l’avait marquée lors d’un dîner avec le patron du Kremlin en 2005 : « tout le monde pense que c’est bien de pincer les Russes. Ils sont encore un peu sauvages, ils viennent juste de descendre des arbres et ils ont
probablement besoin de se peigner et de nettoyer leur barbe »…

Il n’entre nullement dans mes intentions de faire passer Vladimir Poutine pour une victime du mépris et des basses manoeuvres occidentales ; mais lui attribuer tous les torts et le monopole de l’agressivité serait réducteur. Vladimir Poutine ne pourra pas faire docilement machine arrière face au risque d’encourir de « coûteuses sanctions » comme celles évoquées par Barak Obama le 24 mars… parce que la sanction chypriote n’a toujours pas été digérée et le vote en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne en novembre 2013 fut la provocation de trop.

Il semble manifeste que les Occidentaux veulent continuer de faire monter la pression sur Moscou.

Le président américain s’est récemment rendu aux Pays-Bas pour des discussions concernant la sécurité nucléaire mondiale… Mais l’essentiel des échanges a porté sur la crise ukrainienne, qui est en fait loin d’être finie. Il semble manifeste que les Occidentaux veulent continuer de faire monter la pression sur Moscou. Alors que Kiev a ordonné l’évacuation des forces militaires basées en Crimée, la Russie a quasiment achevé en moins d’un mois ce qu’elle considère comme une réunification.

L’OTAN affirme qu’elle ne va pas s’en tenir là : Moscou aurait placé des forces « très importantes » à proximité de la frontière ukrainienne. L’OTAN craint de voir Vladimir Poutine jeter son dévolu sur d’autres parties du territoire ukrainien, pour peu que les populations russophones, majoritaires dans les régions orientales industrialisées (qui pèsent 60% du PIB), en fassent la demande. D’autres pays de l’ancien bloc communiste s’inquiètent pour leur intégrité territoriale au regard des velléités expansionnistes de Moscou (la Transnistrie, une région de Moldavie, a fait part de ses velléités sécessionnistes).

Barack Obama a rappelé à ses alliés les obligations en termes de défense mutuelle contenues dans les traités de l’OTAN. Et d’ajouter, si la Russie continue son escalade, devoir se préparer à lui faire payer un prix plus élevé — comme s’il ne suffisait pas que la Russie ait été bannie du G8.

▪ La Russie risque de tenter le tout pour le tout
Washington semble bien résolu à exploiter l’affaiblissement économique de la Russie, dont la croissance est retombée de 6% à 2% en deux ans, malgré les Jeux olympiques. Elle se retrouve victime depuis le début de l’année d’une fuite des capitaux, laquelle avait débuté bien avant que la révolution ukrainienne ne se radicalise.

Avec une bourse en repli de 20%, un rouble au tapis, une fonte de ses réserves de change, une inflation à 6,5%, il semblerait bien que la Russie subisse une défaite économique cuisante dont Vladimir Poutine pourrait être tenu pour responsable. Mais, asphyxiée financièrement et acculée diplomatiquement, cela ne peut que pousser la Russie à se rattraper sur le terrain géopolitique. Plus l’Occident met la pression, plus cela accroît le risque que la confrontation se déplace sur le terrain militaire ; et là, c’est l’Europe, dépendante du gaz russe, et nos marchés financiers qui se retrouveront en première ligne.

Moscou a déjà tout perdu côté économique ; elle sait pertinemment qu’en cas de conflit ouvert avec l’OTAN, ce sont Wall Street et la City qui ont des milliers de milliards à perdre. Dans un contexte de politique du pire, c’est bien Moscou qui se retrouve en position de force.


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