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25 janv. 2013

Au-delà du bien et du mal : la complicité de la France dans le génocide rwandais

Agrégé de droit, professeur émérite de l'Université Paris X Nanterre, Géraud de La Pradelle a présidé du 22 au 26 mars 2004 la « Commission d'Enquête Citoyenne sur le rôle de la France durant le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 » créée par les associations Aircrige, la Cimade, l'Observatoire des transferts d'armement et Survie (1).

A l'issue des travaux de cette Commission, qui a documenté la complicité de la France avec le régime génocidaire, Géraud de La Pradelle a publié « Imprescriptible. L'Implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux » (2). 

A l'occasion de la parution de ce livre L'Idiot du Village a réalisé en avril denier une interview avec son auteur. Nous publions aujourd'hui l'intégralité de cette interview.


- Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Pour moi, ce livre est la suite logique des travaux de la Commission. Pour engager le débat sur la responsabilité de la France dans le génocide rwandais il faut, il est nécessaire de regarder du coté du droit pour voir si des poursuites pénales peuvent être engagées. Comprendre les conséquences juridiques de ses actes est à la base de la responsabilité de tout individu dans la société. S'il y a des coupables Français, ils doivent répondre de leurs actes.

L'Etat français est comme un Etat royal : on ne lui demande pas de compte de ses actions. Ce qu'il fait est considéré comme bien a priori. Des lors il peut tout se permettre.

La culture française interdit, malheureusement, au citoyen de faire son métier.
Il y a une sorte d'accord tacite entre le citoyen, qui ne veut pas savoir, et les dirigeants qui sont intouchables grâce à l'onction de l'élection. Tant que le roi n'est pas mort il est le roi (jusqu'à ce qu'on lui coupe la tête, bien entendu !). Tant qu'il est au pouvoir on le laisse tranquille. Il bénéficie d'une impunité quasi-totale.

Il faudrait engager quelques reformes de fond : revenir sur le domaine réservé du Président de la République. Interdire les expéditions militaires sans vote du Parlement. Mais ces réformes ne seraient efficaces qui si la culture politique changeait. C'est ça la motivation de ce livre. C'est de contribuer à ce changement.


- Quelles ont été les réactions médiatiques et politiques depuis la sortie de ce livre ?

Aucune. Ca n'intéresse personne !

Il faudrait que des militaires ou des politiques soient entendus par un juge d'instruction pour qu'il y ait des papiers dans la presse.

Vous savez, on a envoyé un résumé des conclusions provisoires de la Commission au Parlement. Nous n'avons reçu qu'une seule réponse ! (3)


- Quelles qualifications pénales pourraient s'appliquer et à qui ?

L'Etat Français ne peut pas être responsable parce qu'il n'y a pas de responsabilité pénale des Etats en tant que tel. Les crimes d'Etat sont pénalement sanctionnés dans la personne des agents de l'Etat.

Les viols imputables aux français lors du génocide seront de la seule responsabilité de ceux qui les auraient perpétrés. Les autres actes, notamment ceux qui peuvent caractériser la complicité de génocide et l'entente en vue de commettre un génocide, ont été faits sur ordre et instruction de supérieurs. C'est là qu'il faut remonter la chaîne des responsabilités.

La justice est imparfaite et c'est souvent une mauvaise manière d'attaquer un problème politique, c'est réducteur. Mais c'est aussi la seule possibilité.


- Que recouvre la notion de complicité dans le contexte du génocide rwandais ?

La complicité en question est celle définie par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) que la justice française devra appliquer éventuellement.

Cela permettrait d'incriminer des Français pour des actes commis avant même 1994.

L'armement, l'encadrement, l'entraînement des Forces rwandaises, non seulement des forces régulières mais aussi des miliciens, pourraient leur être reproché. Ainsi que l'approvisionnement en armes et munitions d'un régime génocidaire et le soutient diplomatique, financier et en terme de propagande.

Puis avec l'opération Turquoise, les faits (reposant sur des témoignages concrets) vont plus loin que l'aide par fourniture de moyens qui caractérise une complicité. Ici, des victimes ont été littéralement livrées à leurs bourreaux. Il de s'agit plus simplement de complicité mais de responsabilité directe.


- Les Français qui auraient participé au génocide, pouvaient-ils l'ignorer ?

Les exécutants de base pouvaient très bien ne pas savoir qu'un génocide avait lieu. Ils ont pu croie qu'ils participaient à une guerre.

En revanche, au dessus d'eux, ils ne pouvaient pas l'ignorer. Et au dessus d'eux, cela va jusqu'au gouvernement et l'Elysée. Là on était averti. Et si on était averti, comme on le sait maintenant, on était inexcusable de ne pas avoir compris. D'ailleurs Monsieur Juppé a parlé à plusieurs reprises très officiellement de génocide au moment même de l'Opération Turquoise. Ils savaient et ils avaient très bien compris.

La notion de complicité au terme du TPIR est claire : quand vous savez ce qui se passe, y participez d'une manière ou d'une autre, même si vous n'avez pas voulu ou souhaité le génocide en tant que tel vous êtes complice. La République Française n'a peut-être pas voulu le génocide Tutsi, mais elle s'en est accommodée de telle sorte que sa complicité ne fait guère de doute. Elle poursuivait des objectifs qui impliquaient qu'elle assiste les gens qui commettaient le génocide.


- Vous dites dans votre livre que « les informations recueillies demeurent insuffisantes à bien des égards » (4). Est-il trop tôt pour s'engager dans la voie judiciaire?

La justice expéditive c'est la pire des choses. Mais la justice tardive ce n'est plus rien du tout.

La justice mènera son enquête. Elle peut établir et vérifier des faits.

Mais au travers de la justice pénale on apprend généralement pas grand-chose.


- Des zones d'ombre subsistent-elles ?

Il existe de vraies zones d'ombre : les causes tout d'abord. Mais qu'est-ce qu'on est allé faire là ? Pourquoi ça ? Pourquoi participer à un génocide ?
Hubert Védrine, semble dire « pour défendre l'Afrique francophone ».
Certains évoquent la piste nucléaire (5). Pourquoi pas.
Il n'y a de toute façon que de mauvaises raisons pour soutenir un génocide.
Autre zone d'ombre : le degrés de participation des autorités diplomatiques françaises. Jean-Philippe Marlaud, pour ne pas le nommer, l'ambassadeur de France au Rwanda à l'époque du génocide, a puissamment contribué, semble-t-il, à fabriquer le gouvernement intérimaire responsable du génocide. Le personnel de l'ambassade de France a tout de même été laissé sur place. On a les correspondances de militaires de l'Opération Amaryllis. Ils le disent ! On savait qu'ils allaient être massacrés comme ce fut le cas !
Il y a aussi les Opérations militaires. Celles d'octobre 1990 (l'opération Noroît). Il s'agissait d'opérations militaires directes contre le Front Patriotique Rwandais : plusieurs centaines de soldats français se battent à cote des soldats rwandais. L'armée rwandaise est assistée par un état-major français très actif. Le journaliste Saint-Exupéry laisse entendre qu'elle était commandée de fait par l'armée française (6). Il faudrait en savoir plus.
Enfin, avant l'Opération Turquoise (7) il y a eu des coups de mains de la part des Français. On ne connaît pas encore l'ampleur de ces coups de mains.
Combien de Français sont restés pendant le génocide ? Quel a été le rôle de Barril ?
Les plans de reconquête depuis le Congo demeurent eux aussi peu documentés. Il semble que l'armée génocidaire ait été reformée, réarmée, vraisemblablement réentraînée par des Français juste après le génocide en vue d'un éventuel retour au pouvoir. Là aussi on aurait besoin d'en savoir plus.


- A partir de quand savait-on qu'un génocide se préparait ?


On le savait des le début des années 1990. Le génocide de 1994 n'est que le couronnement d'une série de massacres antérieurs à allure génocidaire. En 1992 et 1993 des Tutsis et des Hutus ont été capturés, torturés et exécutés par le régime d'Habyarimana et certains l'ont été dans le camp même où se trouvaient des instructeurs français. Il y a eu aussi des quantités d'autres avertissements, émanant notamment des services officiels français, détaillant ce qui se tramait (9).

Il est intéressant de noter, d'un point de vue juridique, que le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) incrimine « l'entente en vue de commettre un génocide ». Aux Français on pourrait ainsi aisément reprocher une « complicité d'entente ». On peut donc remonter à 1992, voire à 1990, c'est-à-dire aux prémisses du génocide. Il n'y a, en fait, pas de limite dans le temps pour rechercher les éléments de la complicité française dans ce génocide.


- Que faire si les tribunaux français n'instruisent pas ?


Le TPIR basé à Arusha peut se substituer de sa propre initiative aux tribunaux français. Mais sa mission s'arrêtera en 2008.

Il est sans doute probable que même si une instruction était ouverte en France elle ne permettrait pas d'identifier les coupables en raison de la mauvaise volonté manifeste de la justice française en ce domaine.


- Pourquoi le TPIR n'a-t-il pas, jusqu'ici, poursuivi de Français ?


On ne l'aide pas et il ne peut pas faire de zèle : il faut se rappeler que la France est membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies et le TPIR dépend de l'ONU. On ne fait pas comme ça de la peine à une puissance comme la France !


- Mais pourquoi les personnes poursuivies devant le TPIR n'ont-elles pas désigné de complices français ? (10)


Il y a une explication possible : le TPIR a passé un accord avec la République Française qui accepte d'accueillir sur son sol des gens condamnés par le TPIR qui feront leur peine en France. C'est aux autorités françaises, après la disparition du TPIR en 2008 à qui il appartiendra de leur faire bénéficier ou non de la liberté conditionnelle. On comprend dès lors pourquoi les responsables du génocide n'ont pas dénoncé leurs complices français devant le TPIR.

Pour ce qui est des victimes, on a l'impression que si elles n'accusent pas beaucoup la France c'est parce que la culpabilité de la France est une telle évidence qu'il n'est pas, pour elles, nécessaire de la prouver. Pour ces victimes, qui vivent presque toutes au Rwanda, impliquer la France ne ferait en outre que compliquer les choses et ajouter un élément politique à leur situation personnelle.


- Il y a, en revanche, des rwandais poursuivis par la justice française.


Oui mais les procédures piétinent et ne concernent pas certaines personnalités de premier plan comme la veuve du président Rwandais, Agathe Habyarimana, qui vit tranquillement en France alors qu'elle a eu un rôle majeur dans la préparation du génocide.

Et les procédures piétinent tellement qu'on s'est fait condamner par la Cour Européenne des Droits de l'Homme à Strasbourg pour la lenteur de notre justice en ce domaine (11).

Il convient de remarquer que s'il y a des procédures en France c'est parce qu'il y a eu des plaintes avec constitution de parties civiles. Autrement-dit, ce n'est pas le Parquet français qui les a initiées. Au contraire, il freine des quatre fers !

Le juge Bruguière joue parfaitement son rôle pour freiner les procédures. Il défend également l'idée répandue par l'ambassade de France au moment du génocide, que c'est Paul Kagame, alors chef des rebelles du Front Patriotique Rwandais, qui aurait déclenché le génocide en tuant le Président Habyarimana. Cette thèse, qui est contredite par de nombreux éléments qui se trouvent dans notre rapport (12), ne change de toute façon rien aux responsabilités de la France dans ce génocide.


- Croyez-vous encore au devoir de mémoire ?


L'utilité essentielle de la mémoire est de mettre à l'abri du recommencement. Pour ce génocide, il n'y a pas de mémoire du tout. Demandez aux Français dans la rue s'ils ont le sentiment d'avoir participé à un génocide !

La cohabitation a été une circonstance aggravante qui a renforcé l'omerta.

Mais c'est aussi la tradition qui explique cette omerta à propos du génocide rwandais : les « opérations extérieures » de la France, personne ne les questionne. Pas plus les Parlement que les medias ou que les citoyens !

L'histoire de la France en Afrique personne ne la connaît. Je la découvre avec horreur depuis que je me suis lancé là-dedans. C'est hallucinant et effroyablement sanglant !

Et c'est pareil aujourd'hui. Pour notre intervention en Côte d'Ivoire l'Elysée n'a pas consulté le Parlement. Les avions ivoiriens que la France a détruits, cela a été fait sur ordre de l'Elysée. On est encore dans le domaine réservé !

Il est aussi tragique de constater que toutes ces opérations sanglantes entreprises par la France en Afrique se sont toutes plus au moins soldées par des catastrophes politiques et humaines. Ce ne sont que des échecs sur échecs. Et ce sont véritablement des échecs criminels !

Je crois que la justice ne peut pas faire grand-chose. Il y a un énorme travail de fond à faire pour que les mentalités changent. Aux citoyens français il revient de faire leur travail de citoyen. Etre citoyen, c'est un métier que les Français ne font pas. Ils ne sanctionnent presque jamais leurs élus.

Quant aux medias, ils répondent à des besoins et ne s'intéressent qu'à l'actualité du moment. Pour eux le génocide rwandais c'est déjà du passé lointain.

Je crois malheureusement que la mémoire est vaine. Demain cela pourrait se reproduire exactement de la même manière et avec les mêmes conséquences tragiques.


(Interview réalisée par Guillaume de Rouville - Cette interview est libre de droits. Vous pouvez la diffuser en tout ou partie)


Infos: Commission d'Enquête Citoyenne

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Notes:

(1) Voir les travaux de cette Commission et ses conclusions provisoires : L'horreur qui nous prend au visage : L'Etat français et le génocide, Laure Coret, François-Xavier Verschave, Editions Karthala, 2005.
(2) Les Arènes, février 2005.
(3) Celle de Santini.
(4) Page 17.
(5) Gérard Prunier (analyste et historien du Rwanda, proche du Ministère de la défense français) suggère que le Président Habyarimana ait aidé la France dans des affaires illégales en faisant, peut-être, parvenir des armes dans des pays placés sous embargo. (Voir "Aucun Témoin ne doit survivre", page 142 ; La Nuit Rwandaise, Jean-Paul Gouteux, L'Esprit Frappeur, 2002, page 176-7) ; (voir également L'Express, 12 février 1998, Vincent Hugeux : "Mais il est une autre piste moins anodine : la dette contractée envers Kigali pour son rôle de transitaire docile lors de livraisons secrètes d'armements destinées à l'Afrique du Sud de l'apartheid. D'autant que la commande aurait porté non pas sur des missiles, comme on le murmurait alors, mais sur de l'équipement nucléaire").
(6) Voir : L'Inavouable de Patrick de Saint-Exupéry, Les Arènes, 2004.
(7) Juin/Juillet 1994
(8) Paul Barril (ancien responsable du GIGN et conseiller du Président Juvénal Habyarimana) aurait été l'intermédiaire dans l'achat de deux missiles sol-air, entre novembre 1993 et février 1994, pour le compte du Hutu Power. (voir l'article de Patrick de Saint-Exupéry du 31 mars 1998 paru dans Le Figaro). Ces missiles n'auraient-ils pas pu servir à abattre l'avion du Président rwandais Habyarimana ? (Voir aussi, L'Inavouable de Patrick de Saint-Exupéry, page 256 ; Aucun Temoin ne doit survivre, Human Rights Watch, FIDH, 1999, page 774 ; La Nuit Rwandaise, Jean-Paul Gouteux, L'Esprit frappeur, 2002, page 281).
(9) Voir : L'horreur qui nous prend au visage : L'Etat français et le génocide, Laure Coret, François-Xavier Verschave, Editions Karthala, 2005, pages 20-33.
(10) Le colonel Bagosora, l'un des principaux exécutants du génocide, appelle des personnalités françaises, mais seulement comme témoins pour sa défense.
(11) Voir : décision du 8 juin 2004 de la Cour européenne des droits de l'Homme et les commentaires de la FIDH sur http://www.fidh.org/article.php3 ?id_article=1311 : « Les victimes rwandaises regroupées dans des collectifs et associations notent en effet que la plupart des plaintes ont été déposées entre 1995 et 2001 et qu'aucune d'entre elle n'a abouti à ce jour ».
(12) Voir : L'horreur qui nous prend au visage : L'Etat français et le génocide, Laure Coret, François-Xavier Verschave, Editions Karthala, 2005, page 348 et suivantes et le témoignage de Colette Braeckman.

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