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7 janv. 2012

Comment les Francs-maçons manipulent les candidats

Le grand maître du Grand Orient de France, Guy Arcizet, assure être "inquiet pour le tissu social de la France, qui se déchire sous les contraintes économiques malmènant les plus modestes et excluant les marginaux". Il espère convaincre les candidats de changer la donne.

Les frères conservent un tel poids que les temples maçonniques - et leur monde d'influence secret et mystérieux - font désormais partie du parcours des prétendants à l'Elysée. Enquête sur le rôle des obédiences dans la course présidentielle. 


A ceux qui se demandent si les francs-maçons jouissent encore d'une forte influence électorale en France, Guy Arcizet, le grand maître du Grand Orient de France (GODF), apporte une réponse très claire : "Les candidats à l'élection présidentielle se précipitent avec enthousiasme pour prendre la parole dans nos temples." Pourquoi cet empressement? 

Pour atteindre les plus de 160 000 frères et soeurs regroupés dans des dizaines d'obédiences, mais surtout parce que chaque initié constitue une petite tête de réseau. 

Bien sûr, une prestation réussie sous la voûte étoilée, un discours bien accueilli dans la nappe phréatique maçonnique ne suffit pas à gagner la course à l'Elysée. En revanche, ceux qui méprisent l'opinion des "fils de la Lumière" ont toutes les chances de partir avec un lourd handicap. Lionel Jospin, en 2002, et Ségolène Royal, en 2007, l'ont payé au prix fort. 

"Nous sommes inquiets pour le tissu social de la France"

La présidentielle de 2012 ne fera pas exception: les francs-maçons veulent y jouer un rôle, et les candidats cherchent à les séduire. L'épicentre des manoeuvres se situe encore et toujours au GODF, berceau près de trois fois centenaire du radicalisme et du socialisme, qui fit et défit les gouvernements du début du xxe siècle. 

L'obédience la plus politique a décidé de s'investir dans la présidentielle de 2012 plus encore que dans celle de 2007. Non pas en prenant parti pour l'un des candidats, mais en les invitant à plancher en "tenue blanche fermée" sur ses sept valeurs: démocratie, laïcité, solidarité sociale, citoyenneté, environnement, dignité humaine et droits de l'homme. 

"Nous sommes inquiets pour le tissu social de la France. On le voit se déchirer sous les contraintes économiques qui malmènent les plus modestes, excluent les marginaux", écrit Guy Arcizet, par ailleurs membre du Parti socialiste, dans sa présentation des Grands Echanges 2012. 

Personne ne conteste au GODF le droit d'intervenir dans le débat public de manière engagée. En revanche, sa volonté d'exercer une influence électorale fait débat. Appartient-il à une obédience maçonnique d'inviter des candidats à la présidentielle? L'initiative du GODF ne fait pas l'unanimité dans la maçonnerie française.  

"Par tradition, nous nous abstenons de les recevoir", observe Alain-Noël Dubart, grand maître de la Grande Loge de France, lui-même membre de l'UMP. La question a même divisé le GODF. En août dernier, avec sept autres conseillers de l'ordre minoritaires sur ce point, Gérard Contremoulin a voté contre le projet: "Primo, ce n'est pas notre rôle. Secundo, comme nous ne pouvons pas recevoir tous les candidats, leur choix relève du casse-tête. Nous ne voulons pas de Marine Le Pen, qui incarne l'extrême droite, et certains frères ne comprennent pas que l'on accueille Jean-Luc Mélenchon, représentant de l'extrême gauche." 

Qui a donc passé son grand oral rue Cadet? En plus du leader du Front de gauche, François Bayrou et François Hollande ont déjà planché sur les sept valeurs. Suivront Eva Joly, Hervé Morin et Nicolas Dupont-Aignan. 

Le discours de Latran: l'affront aux francs-maçons

L'initiative du GODF pose un autre problème de fond. Si François Hollande a fait entendre sa voix dans un temple maçonnique, Nicolas Sarkozy, lui, n'a pas répondu à l'invitation des frères du GODF à venir leur parler avant le 15 février, date limite fixée par l'obédience. Sans doute parce que le président sortant ne prévoit pas de se déclarer candidat avant cette date. 

Selon Alain Bauer, ancien grand maître du GODF, qui a l'oreille du chef de l'Etat, ce dernier envisagerait de se dévoiler le même jour que François Mitterrand en 1988, soit le 22 mars. L'influent criminologue conseille au futur candidat de s'adresser aux frères sans toutefois l'inciter à se rendre au siège de son obédience : "Le GODF serait-il en mesure de lui garantir qu'il n'y aura pas de manifestation hostile ?" Evidemment non.  

C'est dire si Nicolas Sarkozy a du chemin à parcourir pour reconquérir les francs-maçons. Au début du quinquennat, il les a déçus, parfois viscéralement. Le premier coup a été porté à Latran (cité du Vatican) lorsque le président clame la supériorité du curé sur l'instituteur. Quel affront pour les francs-maçons, si attachés à l'école laïque ! Nicolas Sarkozy aggrave son cas en vantant, à Riyad (Arabie saoudite), ce "Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le coeur de chaque homme". 

Pour ses amis des loges, le président a cédé au lobby catholique qui l'entoure. Les deux discours truffés de références maçonniques qu'Alain Bauer avait écrits pour le candidat de 2007 ont été vite oubliés. 

François Hollande ne manquera pas d'exploiter les faiblesses de cet adversaire. Membre du GODF, François Rebsamen, très proche du candidat socialiste, insiste sur le discrédit de Sarkozy, qui, selon lui, ne se limite pas au thème de la laïcité : "L'égalité est une valeur républicaine forte, et le président de la République tourne le dos à la justice sociale, clame le président du groupe socialiste au Sénat et maire de Dijon. Alors qu'il faudrait demander plus à ceux qui ont plus et moins à ceux qui ont moins, Sarkozy privilégie son cercle d'amis." 

Paraphrasant le principe maçonnique "Rassembler ce qui est épars", Rebsamen affirme qu'un président "devrait rassembler plutôt que cliver". Allusion aux discours culpabilisants du président de la République vis-à-vis de certaines catégories de Français. Afin de surmonter ce handicap, Nicolas Sarkozy fera-t-il de nouveau appel à Alain Bauer ? Le criminologue se déclare disponible, même s'il a conscience de la "franche déception de ceux qui le soutenaient avec enthousiasme". 

Un soutien à Sarkozy qui fait scandale

Le rôle de Claude Guéant, secrétaire général de l'Elysée (2007-2011) puis ministre de l'Intérieur, ne facilite pas l'opération séduction. A priori, la proximité de son collaborateur avec les réseaux maçonniques était un atout pour Sarkozy. Guéant a beau répéter : "Je ne suis pas franc-maçon et ne l'ai jamais été", il a privilégié, lors de nominations, des frères au détriment de profanes. Il n'a pourtant pas fait plaisir à l'ensemble du monde maçonnique car il a favorisé la Grande Loge nationale française (GLNF), courant régulièrement soupçonné d'affairisme. 

Or, comme nous sommes en mesure de le révéler, le fils du ministre de l'Intérieur, François Guéant, élu UMP de la région Bretagne, est membre de cette obédience depuis décembre 2006. L'adhésion du fils a-t-elle favorisé les contacts du père avec le grand maître de la GLNF, François Stifani ? 

Dans une interview à L'Express (2010), Claude Guéant reconnaissait avoir établi de bonnes relations avec le haut dignitaire. Et de préciser: "Il a, s'agissant d'une situation délicate à gérer, apporté une contribution positive." En clair, le franc-maçon a fait jouer ses réseaux en Guadeloupe afin d'aider le gouvernement à prendre langue avec le LKP d'Elie Domota pendant le mouvement de protestation qui a paralysé l'île, début 2009. Est-ce le fait du hasard ? C'est le moment choisi par François Stifani pour assurer, par écrit, le président de la République du soutien de l'ensemble des maçons de son obédience (L'Express du 1er décembre 2010). 

Ce courrier a fait scandale dans les loges, dont l'une des règles est la neutralité politique. Il a amplifié la crise déclenchée par les opposants au grand maître, qui a conduit la justice à placer la GLNF sous administration judiciaire en janvier 2011. Du jamais-vu ! Il est donc fort peu probable que les frères de cette obédience, classée à droite, fassent campagne pour Sarkozy. 

François Hollande "est maçonnico-compatible"

Face aux handicaps de son adversaire, la tâche de François Hollande apparaît nettement plus aisée. "Il est maçonnico-compatible, résume Roger Dachez, président de l'Institut maçonnique de France et ami d'Alain Bauer. Déjà parce qu'il est de gauche. Tout candidat de droite ou du centre est suspect de porter atteinte aux valeurs de la République, particulièrement la laïcité." Et, sur ce thème, Hollande a frappé très fort, le 22 novembre, lorsqu'il a planché dans le grand temple Groussier, au siège du GODF, à Paris. 

Il a proposé d'intégrer dans la Constitution les principes de la très maçonnique loi de 1905 de séparation des Eglises et de l'Etat. Batterie d'applaudissements dans les temples! L'idée n'est pas venue toute seule au vainqueur de la primaire socialiste. Deux anciens grands maîtres du GODF la lui ont soufflée: Philippe Guglielmi, premier secrétaire du PS de Seine-Saint-Denis, et Patrick Kessel, président du Comité laïcité République. Avec le concours de Jean Glavany, spécialiste du sujet, et de François Rebsamen. Selon ce dernier, "François [Hollande] a la volonté de porter les valeurs de la République laïque". 

Du gâteau pour le frère dijonnais, en comparaison des efforts qu'il dut déployer, en 2007, pour convaincre la christique et pratiquante Ségolène Royal d'aller parler aux frères dans un temple. Elle finit par accepter. Avant d'annuler. Du plus mauvais effet dans les loges! Même le rocardo-sarkozyste Alain Bauer se dit prêt à donner un coup de main à François Hollande: "J'accepterais de lui écrire un discours", confie celui qui demeure l'ami de Manuel Valls, directeur de la communication du candidat PS et ancien membre du GODF. Sauf que, selon Rebsamen, Hollande ne fera pas appel à Bauer: "Il n'en a pas besoin", tranche-t-il. 

Il est vrai que "François Hollande est particulièrement bien entouré, se réjouit le frère Jean-Michel Rosenfeld, qui fut chargé des relations entre le PS et le GODF lorsque Pierre Mauroy était Premier ministre. A côté de Rebsamen, il y a Gérard Collomb, le maire de Lyon, et Jean Le Garrec, patron de la fraternelle Ramadier, celle des élus de gauche". Et puis, la Corrèze demeure une terre de francs-maçons. René Teulade, qui fut suppléant du député Hollande à l'Assemblée nationale, fréquente une loge de Brive. Comme Chirac avant lui, Hollande cajole les frères. "Il est venu plusieurs fois nous rendre visite dans notre temple", confie Daniel Noni, ancien vénérable maître de la loge GODF de Tulle. 

Marine Le Pen, elle, n'a jamais mis les pieds dans un tel édifice. Le GODF refuse de l'inviter, traitant la fille comme le père. "Impossible de faire autrement tant que le FN ne sera pas républicain, tant qu'il prônera le rejet de l'autre", soutient Guy Arcizet. Son obédience a tout de même molli dans son opposition: elle se contente désormais de souhaiter la baisse du score du FN et sa disparition. 

"Lorsque nous demandions l'interdiction de ce parti, à la fin des années 1990, nous étions plus cohérents", regrette Alain Bauer. "En nous boycottant, le GODF démontre qu'il appartient au système des partis, un système à bout de souffle", accuse Louis Aliot. Le vice-président du FN et compagnon de Marine Le Pen est parvenu à attirer deux avocats francs-maçons dans l'équipe présidentielle: Gilbert Collard (GLNF) et Valéry Le Douguet (GODF), ce dernier étant sur le point de se faire radier. Les francs-maçons ayant été, comme les juifs, toujours attaqués avec rage par l'extrême droite, ces deux prises du FN ont nourri une vive émotion. "Je ne suis pas vraiment troublé, assure pourtant Arcizet. Cela prouve juste que l'initiation maçonnique ne vaut pas brevet de vertu." 

Une récente provocation a créé un autre frisson d'effroi. "Marine Le Pen est la seule défenseur de la laïcité", a osé déclarer Elisabeth Badinter. Les frères l'ont très mal pris. "Comment dire cela alors que la candidate frontiste flirte avec l'intégrisme catholique", tacle Gérard Contremoulin. "L'extrême droite s'en prenait aux juifs avant guerre. Aujourd'hui, le FN s'attaque à l'islam et pour cela instrumentalise la laïcité", renchérit Guy Arcizet. 

Dans sa fougue, la philosophe a oublié un virtuose en laïcité, le candidat Jean-Luc Mélenchon. Seul franc-maçon dans la course à l'Elysée, il s'était payé un succès réel en publiant sa planche du 22 janvier 2008 contre les discours de Nicolas Sarkozy, auprès du réseau des loges comme dans le monde profane. Cet engagement ne lui rapportera pourtant pas les faveurs électorales des nombreux frères. S'ils saluent l'intelligence du tribun laïque, ils goûtent moins le virage du frère du GODF qui se refuse à s'assumer comme tel depuis qu'il est candidat à la présidentielle. C'est que, dans son milieu politique, le PCF et l'extrême gauche, les loges n'ont pas bonne presse. "Pour les marxistes-léninistes, commente Roger Dachez, la franc-maçonnerie est une organisation de collaboration de classes dominée par la bourgeoisie." 

"Les frères comprennent mal l'écologie"

Le peuple qu'affectionne le candidat du Front de gauche y est peu représenté. Les frères sont généralement des petits-bourgeois. Comme dans la loge parisienne Roger Leray, que fréquente Mélenchon. Dans cet atelier très politique, les socialistes dominent : après les législatives de 2012, il pourrait compter une dizaine de députés. 

L'ancien grand maître du GODF Jean-Michel Quillardet partage l'engagement de Jean-Luc Mélenchon en faveur de la laïcité, mais il ne votera pas pour lui. "Entre François Bayrou et François Hollande, je n'ai pas encore choisi, confie-t-il. J'espère qu'ils vont s'allier car ils ont tout pour s'entendre." Bayrou, ministre de l'Education nationale en 1993, avait pourtant soutenu une réforme de la loi Falloux permettant d'augmenter les subventions publiques aux écoles confessionnelles. Tollé dans les loges. 

Ce faux pas semble donc quasi pardonné, y compris par Quillardet. D'autant que le leader du MoDem est en fait authentiquement laïque. Il a été rejoint par le frère GLNF Alain Lambert, président du conseil général de l'Orne et ancien ministre. D'autres pourraient l'imiter. Par exemple, des radicaux orphelins de Jean-Louis Borloo, comme le maire de Nancy, André Rossinot (GODF), ou le député et ancien ministre François Loos (GLNF). 

Eva Joly, de culture protestante, est peut-être la candidate qui a le moins d'affinités maçonniques. "L'écologie politique est un courant soixante-huitard, pour qui la franc-maçonnerie, très hiérarchisée, demeure aussi ringarde que désuète", analyse Roger Dachez. "De leur côté, les frères comprennent mal l'écologie, une force politique sans racines, alors qu'ils connaissent bien le radicalisme ou le socialisme", observe Patrick Farbiaz, qui conseille à la fois Noël Mamère, Cécile Duflot et Eva Joly. En tant que juge, incarnation de la justice de la République, la candidate écolo est bien reçue en loge, même si elle a mis en examen quelques frères, comme Roland Dumas. Farbiaz, qui fut membre du GODF pendant une dizaine d'années, a carrément appris à Eva Joly une formule rituelle pour démarrer son récent discours lors d'une tenue blanche fermée à Strasbourg : "Vous, mes frères, en vos grades et qualités...". La présidentielle vaut bien une visite au temple !
Source: L'Express

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