Blogger Tips and TricksLatest Tips And TricksBlogger Tricks

21 nov. 2011

Les présidents américains passent, Goldman Sachs demeure

Le 15 juillet, le Sénat américain a adopté ce qu’il est convenu d’appeler « la plus vaste réforme du secteur financier jamais opérée depuis la Grande Dépression ». La loi, plus modeste que le projet initial, représente un succès politique pour M. Barack Obama. Face à un lobby bancaire affaibli par la crise, ce dernier a su profiter des révélations sur les us et coutumes de Goldman Sachs.

Le jour même où la loi bancaire dite « Dodd-Frank » (du nom des élus démocrates Christopher Dodd et Barney Frank) était adoptée par le Sénat, survenait un autre fait qui s’en est presque trouvé éclipsé : l’accord entre l’agence fédérale censée gendarmer la Bourse, la Securities and Exchange Commission (SEC), et Goldman Sachs. Contre une amende de 550 millions de dollars, la banque d’investissement s’est dégagée d’une plainte pour fraude relative à un produit financier, « Abacus », qui lui avait permis de se prémunir contre la baisse des obligations liées à l’immobilier au moment où elle incitait ses clients à investir sur ce marché... La SEC, longtemps critiquée pour sa passivité, pouvait se targuer d’un coup d’éclat. Et Goldman Sachs a démontré l’étendue de son savoir-faire politique : elle a reconnu des « erreurs »dans la commercialisation du produit — sans que celles-ci remettent en cause l’équipe dirigeante. En somme, la banque d’affaires peut tourner la page. Apparemment importante, l’amende ne constitue que l’équivalent de deux semaines de ses profits. Ou encore 3 % de l’enveloppe des primes qu’elle a distribuées en 2009.
Maquillage des comptes grecs

Cette aptitude à jouer avec le pouvoir — ou à se jouer de lui — ne saurait étonner. Depuis le début des années 1990, une carrière politique de premier plan vient logiquement couronner le parcours de tout patron de Goldman Sachs (lire « Amitiés haut placées »). La consanguinité avec le monde politique explique l’implication de la banque dans les grandes manœuvres financières : celle-ci a joué un rôle aussi central qu’ambigu dans l’affaire des subprime et du sauvetage des banques ; elle a aidé la Grèce à maquiller ses comptes, précipitant la crise de l’euro ; elle aurait aussi, en spéculant sur les matières premières, provoqué une hausse artificielle des prix du pétrole. D’autre part, elle a su dégager, bon an mal an, des profits considérables, y compris après l’éclatement des bulles qu’elle a largement contribué à gonfler. Les recettes plantureuses des années grasses n’étonnaient pas. Mais, après l’effondrement du château de cartes et la purge qui a suivi, celles des années maigres ont fini par choquer l’opinion publique, qui s’est interrogée : le malheur des (très nombreuses) victimes de l’éclatement des bulles ferait-il le bonheur de Goldman Sachs ?

Fondée en 1869 par Marcus Goldman, un immigrant juif bavarois bientôt rejoint par son gendre Samuel Sachs, l’entreprise, spécialisée au départ dans le courtage de « papier commercial » (emprunts à court terme émis par des entreprises), reste longtemps tenue à l’écart d’un establishment financier presque entièrement wasp (white anglo-saxon protestant). Durement affectée par la crise de 1929, elle ne connaît son véritable essor qu’après la seconde guerre mondiale ; en 1956, la banque d’investissement joue un rôle crucial lors de l’introduction en Bourse du constructeur automobile Ford. Elle acquiert progressivement une réputation enviable, tant pour son professionnalisme que pour la capacité de travail de ses équipes, très soudées et imprégnées d’une forte culture d’entreprise. Dominée par des financiers à l’ancienne comme Sidney Weinberg ou Gus Levy, elle s’impose peu à peu face à l’establishment traditionnel, jusqu’à s’y fondre.

Goldman Sachs demeure cependant différente de ses concurrentes. La banque est connue pour être méthodique et prudente, et pour ne jamais participer aux opérations de prises d’intérêts « hostiles ». L’une de ses devises — « Se hâter lentement » — lui vaut le surnom de « tortue ». Contrairement à certaines de ses rivales, elle évite les dépenses somptuaires. Pour bien montrer que l’argent ne doit pas être le seul moteur des troupes, ses cadres sont moins payés que ceux de la concurrence, d’où une « frugalité » relative. Une autre de ses devises,« Long-term greedy » (« Avide sur long terme »), lui impose une approche patiente de l’investissement et implique qu’elle sache consentir à des sacrifices financiers, pourvu que ceux-ci lui assurent la fidélité sans faille de ses clients. La culture maison s’exprime dans les célèbres « quatorze commandements ». Le septième affirme justement :« Il n’y a pas de place chez nous pour ceux qui mettent leurs intérêts propres avant ceux de l’entreprise et ceux des clients. » Dans le club très fermé des banques d’affaires, les codes déontologiques et le respect de la parole donnée comptent encore (1).

Tous ces beaux principes sont progressivement mis à mal avec la déréglementation financière des années 1980. Le critère suprême devient celui d’une rentabilité toujours plus grande, qui ne peut s’obtenir qu’au prix de méthodes douteuses : effet de levier (achat spéculatif financé par l’endettement) dangereusement élevé ; détournement des quelques règles qui subsistent ; innovation à tombeau ouvert (2). C’est de cette période que datent la consanguinité avec le pouvoir (même si le discours officiel continue de célébrer le tout-marché), l’internationalisation et la folle course aux profits (3).

Lentement mais sûrement, la « tortue » devient une « pieuvre » qui entend réécrire à son avantage les règles de la finance — lesquelles vont quasiment tout permettre. A l’étranger, des conseillers sont recrutés à prix d’or au sein de l’élite politico-financière pour l’aider à tirer profit de la vague de déréglementation et de privatisations. En France, par exemple, c’est sur M. Jacques Mayoux, inspecteur des finances et auparavant président de la Société générale, directeur général de la Caisse nationale de Crédit agricole et président de Sacilor, que se fixe le choix de la banque. M. Charles de Croisset, inspecteur des finances, ancien président du Crédit commercial de France (CCF), administrateur de Bouygues, de Renault, de LVMH et de Thales, lui succède.

Un autre grand tournant intervient en 1999. Goldman Sachs passe au statut d’entreprise cotée en Bourse (4). Hier société de personnes, en commandite — dont le capital et les bénéfices appartenaient à des associés responsables sur leurs biens propres des risques pris par l’entreprise, dans laquelle ils étaient d’ailleurs tenus de réinvestir l’essentiel de leurs bénéfices —, « la Firme » devient une « société publique » (dont la valeur « établie par le marché » était de 3,6 milliards de dollars), les deux cent vingt et un partenaires de Goldman Sachs, détenteurs de 48 % du capital, empochant en moyenne 63 millions de dollars chacun (5)... C’en est fini de la discipline financière et de l’avidité « sur le long terme ». A l’heure de la financiarisation, le succès se jauge au nombre de dollars générés bilan après bilan. Goldman Sachs arrive en tête des banques de Wall Street pour la rentabilité (13,4 milliards de dollars de résultat net en 2009). Elle étale au grand jour les bonus de ses employés.
Le joueur qui connaît toutes les cartes

Dans le casino financier, la banque remplit plusieurs rôles : celui du croupier qui empoche une commission sur toutes les transactions ; celui du conseiller qui, contre espèces sonnantes et trébuchantes, élabore des stratégies et fournit des tuyaux à ses clients — gouvernements, investisseurs institutionnels ou flambeurs invétérés comme les hedge funds (fonds spéculatifs). Ses analystes et ses économistes comptent parmi les plus écoutés de la planète, et leurs déclarations influent souvent sur le cours des choses. Mais, à la table de jeu, Goldman Sachs apparaît surtout comme le joueur qui connaît les cartes de tous les autres : c’est lui qui place leurs paris, en plus des siens...

Le gros des bénéfices de la firme provient en effet du trading sur fonds propres. La banque place ses propres capitaux sur tous les marchés financiers, dans l’immobilier et dans le tour de table de sociétés à fort potentiel. Par ailleurs, depuis l’acquisition de J. Aron & Company en 1981, elle est devenue un poids lourd sur le marché des matières premières et influence de ce fait, sciemment ou non, la santé économique des producteurs comme des consommateurs du monde entier. Ni les affaires liées au marché pétrolier ni celles que réserve le réchauffement climatique (avec la mine d’or des « crédits de carbone ») ne lui échappent (6).

Les conflits d’intérêts sont inhérents à ce supermarché de la finance qui offre toute une palette de services et cherche en permanence à maximiser sa rentabilité. L’affaire Abacus, déclenchée par les courriels indiscrets du trader français Fabrice Tourre (lire « Ces mathématiciens qui font de l’or avec du plomb »), en est un exemple. Goldman Sachs s’est vu accuser par la SEC d’avoir trompé ses clients en leur vendant en 2007 des collateralized debt obligations (CDO), produits dérivés complexes adossés à des crédits immobiliers à risque (subprime), sans les informer qu’elle pariait dans le même temps sur leur chute. D’une part, la banque avait elle-même liquidé son portefeuille de subprime,ce qu’elle était en droit de faire. Mais, surtout, elle avait caché à ses clients qu’elle avait reçu du fonds spéculatif Paulson 15 millions de dollars pour effectuer ce montage. Mieux (ou pis), M. Henry Paulson, le spéculateur lui-même, aurait participé aux côtés des spécialistes de la banque à la sélection des crédits les plus susceptibles de se dégrader.

En d’autres termes, Goldman Sachs, consciente de l’imminence d’une crise des subprime, continuait d’inciter ses clients à parier sur une hausse de l’immobilier tandis que, en association avec un fonds spéculatif, elle misait sur une baisse, ce qui eut pour effet de précipiter la chute de ces titres. Les investisseurs, qui ne se doutaient pas de son double jeu, auraient perdu plus de 1 milliard de dollars dans l’aventure (7). Avant de concéder des « erreurs » et de payer une forte amende, la banque a nié, jugeant la plainte « sans fondement ». Le cas de la Grèce en fournit un autre exemple : l’établissement new-yorkais s’est fait rémunérer comme banquier-conseil du gouvernement de ce pays, tout en spéculant sur sa dette.

D’un point de vue légal, néanmoins, Goldman Sachs avait peut-être raison. Ce qui est immoral n’est pas forcément illégal. Il y a moins d’une vingtaine d’années, lors du scandale des caisses d’épargne, quelque mille cinq cents banquiers avaient purgé des peines de prison sur la base des lois dites anti-racketeering, autrefois mises en place pour combattre la Mafia et le crime organisé. Dorénavant, les banquiers jouissent d’un tout autre statut : un nouveau cadre légal et idéologique prévaut. De nombreuses pratiques (comme l’assurance de dettes connue sous le nom de credit default swaps, ou CDS) échappent à toute réglementation. Le principe du caveat emptor (« acheteur, méfie-toi ») l’emporte. Et Goldman Sachs répète à l’envi qu’elle n’a fait que répondre à la demande de ses clients, lesquels se trouvaient d’ailleurs être des investisseurs chevronnés tenus d’exercer une vérification systématique (due diligence). D’autant que tous les documents légaux contenaient avertissements et réserves d’usage.

Dans le monde de la haute finance, l’opacité résulte souvent d’un excès de transparence. Chaque produit s’accompagne d’une documentation de plusieurs centaines de pages souvent illisibles, que l’on est censé lire et comprendre — ce qui explique pourquoi certains investisseurs se fient aux notes d’agences de notation, lesquelles se trompent souvent. Comme le constate M. Rama Cont, directeur du Centre d’ingénierie financière à l’université Columbia, en évoquant les risques des titres émis par Goldman Sachs et notés AAA (la meilleure note),« l’information est disponible, mais chaque titre subprime est rédigé sur cinquante à soixante pages, et souvent différemment selon les juristes. Il eût fallu mobiliser du personnel adéquat pour éplucher les cinq mille sept cents pages du dérivé de dette Abacus (8) »...

Après avoir longtemps suscité l’admiration, le groupe souffre désormais d’un problème d’image. Au beau milieu d’une crise économique mondiale au déclenchement de laquelle elle a, avec les autres géants de Wall Street, largement contribué, la banque s’est octroyé des bonus jugés « obscènes ». D’autres scandales ou accusations ont surgi, incitant à se demander si, pour elle, la traversée relativement heureuse de la tourmente financière n’était pas due à l’ubiquité de ses anciens. Il est désormais de bon ton, y compris parmi ceux qui avaient bénéficié de ses largesses, de la critiquer. MM. Barack Obama et Gordon Brown, Mme Angela Merkel ont eu des mots relativement durs envers une entreprise qui pourrait un jour leur adresser une offre d’emploi.

L’affaire Goldman Sachs aura néanmoins rendu possible la réforme du système financier des Etats-Unis. La loi Dodd-Frank est assurément claire sur les grands principes : empêcher l’effondrement des grandes institutions financières et leur sauvetage par les contribuables, minimiser la spéculation des banques sur leurs fonds propres, imposer plus de transparence au marché des produits dérivés échangés de gré à gré, et enfin protéger les consommateurs contre les pratiques prédatrices et usuraires. En revanche, ses deux mille trois cents pages paraissent moins satisfaisantes s’agissant de la mise en pratique d’un tel programme. Même si les chiffres de la Chambre de commerce des Etats-Unis sont sans doute exagérés à dessein, la loi Dodd-Frank impliquerait la rédaction par dix agences gouvernementales différentes de cinq cent trente-trois nouvelles régulations, soixante enquêtes et quatre-vingt-quatorze rapports, dans un délai de trois mois à quatre ans...

Le lobby bancaire se battra sur tous ces terrains. Il mise sur la disparition progressive de la rancœur publique envers les institutions financières pour retrouver toute sa liberté d’antan. Là encore, Goldman Sachs saura jouer sa partie.

Ibrahim Warde
Professeur associé à la Fletcher School of Law and Diplomacy (Medford, Massachusetts). Auteur de Propagande impériale & guerre financière contre le terrorisme, Agone - Le Monde diplomatique, Marseille-Paris, 2007.

Aucun commentaire: