ISTANBUL CORRESPONDANCE - La démarche raide dans un costume sombre, Ilker Basbug est ressorti, jeudi 5 janvier, du bureau du procureur, tard dans la nuit, pour être conduit sous escorte policière, vers la prison de Silivri, près d'Istanbul. Après plus de sept heures d'interrogatoire, l'ancien chef de l'armée turque, à la retraite depuis 2010, a été placé en détention provisoire pour son implication présumée dans une campagne visant à discréditer le parti AKP (Parti de la justice et du développement) du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan.
"Le 26e chef d'état-major des forces armées turques est accusé d'avoir fondé et dirigé une organisation terroriste. Je laisse le soin à la grande nation turque de juger par elle-même", a lancé l'ancien général avant d'être incarcéré, parlant de "tragi-comédie" pour qualifier les chefs d'inculpation. "Devoir affronter une telle accusation est pour moi la pire des peines", a-t-il déclaré à la justice. Le général Basbug est également accusé de "tentative de renversement du gouvernement par la force".
Pour la première fois dans l'histoire de la République turque, jalonnée de quatre coups d'Etat militaires, un général est envoyé derrière les barreaux par un tribunal civil. Cette arrestation marque une nouvelle étape dans l'affrontement, par institutions judiciaires interposées, que se livrent, en Turquie, les militaires et le pouvoir civil, entre les mains de Recep Tayyip Erdogan, le premier ministre islamo-conservateur.
Une telle nouvelle aurait pu déclencher, il y a peu, une guerre de tranchées en Turquie et conduire à la démission de l'actuel chef d'état-major, Necdet Özel. Mais ce dernier est resté muet. Le gouvernement non plus ne s'est pas étendu sur le sujet. "Je ne pense pas que cela affectera les relations entre les civils et l'armée. Nous assistons en Turquie à un grand processus de normalisation, les choses changent, et quand quelqu'un, quel qu'il soit, fait quelque chose de mal, il en assume les conséquences", a déclaré le vice-premier ministre, Besir Atalay.
Même sobriété chez Abdullah Gül, le président de la République, dont la candidature en 2007 avait été l'objet d'une vive opposition de l'état-major. "Tous les citoyens sont égaux devant les lois. Il faut garder la tête froide", a-t-il soutenu. Considérablement affaiblie par les réformes institutionnelles successivement adoptées, depuis 2003, par le gouvernement turc pour se conformer aux normes européennes en matière de gouvernance, l'armée n'est plus en mesure de tenir tête au pouvoir civil.
Plusieurs centaines de personnes, parmi lesquelles une centaine d'officiers et de généraux, ont été traduites en justice depuis l'ouverture de l'affaire Ergenekon, en 2007, du nom d'un réseau militaro-nationaliste présumé, dont les membres sont soupçonnés de complots en vue de renverser le gouvernement civil. En 2007 et en 2009, l'AKP a échappé de peu au couperet des militaires.
Une autre affaire de complot, baptisée "Balyoz", a elle aussi conduit à une série d'arrestations. Mais la machine judiciaire turque fait face à de sérieuses critiques. Elle sera l'objet d'un rapport que doit remettre, la semaine prochaine, le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Thomas Hammarberg.
"Les tribunaux d'exception ne rendent pas la justice, mais entérinent les décisions prises par les autorités politiques", a précisé pour sa part le chef de l'opposition et leader du parti kémaliste (CHP), Kemal Kiliçdaroglu.
A la tête de l'état-major des armées de 2008 à 2010, Ilker Basbug, 68 ans, était depuis des années dans le collimateur des procureurs chargés de l'affaire Ergenekon. Avant d'accéder au sommet de la hiérarchie militaire, il avait dirigé la première armée turque, considérée par les observateurs comme un foyer radical d'opposition au gouvernement.
Face aux arrestations qui décimaient ses troupes, le général Basbug avait tenté de faire front. Au cours d'une mise en scène devant la presse, il avait dénoncé la fabrication de preuves, après la découverte d'une cache d'armes, et la falsification de documents - "des bouts de papier" - comme faisant partie "d'une campagne de dénigrement de l'institution militaire". Dans ce dossier, le général Basbug se voit accusé d'avoir organisé un réseau de sites Internet de propagande antigouvernement pour créer un climat d'instabilité.
Le général à la retraite a, sans surprise, rejeté les accusations portées contre lui vendredi. "Si j'avais eu de mauvaises intentions, en tant que commandant ayant le contrôle d'une armée forte de 700 000 hommes, j'aurais pu avoir d'autres moyens d'agir", a-t-il fait valoir.
lemonde.fr
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