La Syrie pourrait-t-elle se démoder médiatiquement ? D’autres thèmes d’actualité arabe ou musulmans semblent s’imposer depuis quelques jours.
En Egypte, on est revenu à la contestation, à la répression et à l’incertitude. En Libye, à Benghazi, des représentants de la minorité berbère ont proclamé, le 23 novembre, leur refus de reconnaître le CNT et le nouveau gouvernement représentants légitimes de la Libye, tandis que Libération pouvait titrer le même jour sur cette partie de la Libye qui reste fidèle à Kadhafi, à Syrte et Bani-Walid. Au Yémen, malgré le récent accord de transition post-Saleh, la violence est toujours d’actualité. En Turquie, les rebelles kurdes du PKK se sont resignalés au bon souvenir d’Erdogan en attaquant, dans la nuit de mercredi à jeudi, un gisement pétrolier dans le sud-est du pays, déclenchant aussitôt une riposte de l’armée et de l’aviation turque.
A quand un OSDH séoudien ?
Et puis il semble que le Golfe — bastion de l’activisme diplomatique islamiste et couronné — la fièvre monte aussi. Au Koweit, des milliers de manifestants ont attaqué et brièvement envahi, le 16 novembre, le Parlement local dont ils demandent la dissolution, suite à une affaire de corruption touchant des députés pro-gouvernementaux. Les forces de l’ordre ont réagi vigoureusement. En décembre dernier, avant donc qu’on parle de « printemps arabe », des opposant, dont des députés, avaient déjà été matraqués par les policiers de l’émir al-Sabah. Les manifestations avaient repris, sporadiquement à partir de mars, dans la foulée de l’Egypte et de la Tunisie. Depuis une semaine, l’émirat est sous tension. La minorité chiite - 30% des 2 millions et demi de Koweitiens – y constitue le vivier du mécontentement politique et social, même si l’actuel mouvement ne semble pas – encore – avoir de coloration communautaire. L’émir a donné, le 24 novembre, un « feu vert » à ses forces de l’ordre pour mater tous nouveaux désordres.
Au Bahrein, l’ordre pétro-monarchique semble régner depuis la répression du printemps local — en février — par l’armée du roi Hamad al-Khalifa, renforcée par les troupes séoudiennes — on rappellera que cette répression-là, moins médiatisée que la syrienne, aurait fait 25 morts. Mais la démographie et la situation politico-religieuse bahreinies étant ce qu’elle sont, rien n’est réglé et la minorité chiite — qui représente près de 70% des 1,2 million d’habitants du royaume — est en état de dissidence pour le moment silencieuse.
« Pas de nouvelles, bonnes nouvelles » en ce qui concerne le Qatar, où la famille régnante, forte de la prospérité ambiante, ne recontre pas d’opposition sérieuse. Mais, comme les autres monarchies du golfe, la fragilité de l’émirat réside dans sa structure démographique (voir plus bas).
Mais il y a « mieux » : pour la première fois depuis longtemps, l’Arabie Séoudite, coeur même du dispositif pétro-monarchique et principale puissance militaire de la péninsule arabique, a vu de puissantes manifestations d’opposants envahir les rues de Ryad, et d’autres villes du royaume. Tout a commencé en fait début octobre, à Awamiya, dans la partie orientale du pays. Des membres de la minorité chiite avaient voulu protester contre leur statut de Séoudiens de seconde zone, et les incidents avec la police du royaume sunnite avait fait une quinzaine de blessés, policiers et manifestants. Depuis le feu a continué de couver sous la cendre : avec 2 millions de membres, la communauté chiite représente peut-être un peu moins de 10 % des 25 ou 27 millions de Séoudiens officiellement recensés. Ils sont concentrés dans la province orientale de Qatif, au voisinage du Bahrein. Le régime vivant sous la version wahabite – particulièrement intolérante – du sunnisme, toutes les minorités se trouvent socialement ou politiquement marginalisées. Surtout les chiites, adversaires et « hérétiques » de toujours du fondamentalisme sunnite et reliés au grand satan iranien, ennemi public n°1, beaucoup plus que la Syrie ou Israël, des pétro-monarchies.
Bref, tout a redémarré voici quelques jours, lors des obsèques de deux manifestants chiites tués par la police : la cérémonie a donné lieu à un échange de tirs. Mercredi 23 novembre, les chiites sont redescendus en nombre dans les rues du royaume, la police a tiré, faisant deux nouvelles victimes. En tout quatre manifestants chiites auraient été tués en une semaine. La période est d’autant plus sensible qu’elle est celle précédant l’Achoura, période de deuil chiite commémorant l’assassinat en 680 de l’imam Hussein, petit fils de Mahomet et figure centrale de la version chiite de l’islam. La journée la plus importante – et la plus potentiellement dangereuse pour le régime séoudien – est le 5 décembre, où sera officiellement commémoré le souvenir d’Hussein. Si ça continue, les journalistes vont bientôt avoir besoin des statistiques d’un nouvel OSDH – observatoire séoudien des droits de l’homme (et de la femme, on est quand même en Arabie Séoudite !)
Le Golfe – lui aussi – sur une ligne de fracture religieuse
Ryad n’a pas tardé à accuser Téhéran d’être à l’origine de ces troubles. Le ministre séoudien des Affaires étrangères Seoud al-Faycal a appelé les chiites de la province de Qatif a « ne pas se laisser entraîner dans un complot étranger« , l’étranger étant, dans toutes les têtes, l’Iran, sorte de Mecque géopolitique du chiisme depuis la révolution khomeiniste et sa réactivation par Mahmoud Ahmadinejad. L’Iran travaille-t-il les minorités chiites du Golfe ? C’est fort possible, et de bonne guerre quand on sait le rôle que peuvent jouer, en Syrie et en Irak, l’argent du Golfe dans le terrorisme sunnite qui ensanglante quotidiennement ces pays à direction plus ou moins chiite . C’est notamment en Arabie Séoudite qu’a trouvé refuge l’imam très radical sunnite syrien al-Aroor, qui ne cesse d’appeler à un bain de sang chrétien et alaouite en Syrie, préalable à l’instauration d’un régime islamiste sous influence wahabite.
En octobre, lors des premiers soulèvements chiites, Ryad avait déjà cru voir la main des agents iraniens dans les troubles. Plus récemment, début novembre, l’Iran s’est vu une nouvelle fois traîner au banc des accusés par les Américains et les Séoudiens dans une ténébreuse affaire de complot visant à assassiner l’ambassadeur d’Arabie Séoudite à Washington. Comme Ryad, Washington ne perd pas une occasion de cibler l’Iran, dont l’émergence politique et nucléaire contrarie quelque peu ses projets de « reformatage » sunnite pro-américain du Proche-Orient. L’Iran est, pour les mêmes raisons, dans le collimateur de la monarchie koweitienne : au Parlement de Koweit-City les députés sunnites exigent un alignement complet de l’émirat sur les positions séoudiennes anti-iraniennes, alors que des représentants de la minorité chiite comme Hussein al-Qallaf ont soutenu la révolte chiite au Bahrein : le 19 mai dernier, le même al-Qallaf en est carrément venu aux mains, dans l’enceinte du Parlement, avec des collègues sunnites. Pourtant, d’après ce que l’on sait, les chiites koweitiens sont assez bien intégrés, bien mieux que leurs coreligionnaires séoudiens, et regarderaient plus, d’un point de vue religieux, vers l’Irak que l’Iran. Mais l’internationalisation du conflit entre chiisme et sunnisme, via notamment la Syrie, a une logique conflictuelle presqu’irrésistible, et est attisée par tous les acteurs extérieurs imaginables.
Nous avons eu récemment l’occasion d’écrire que ces monarchies du Golfe étaient des colosses économiques aux pieds d’argile démographiques (voir notre article « Après la décision de la Ligue arabe : des points de droit et des points d’interrogation« , mis en ligne le 14 novembre). L’Arabie séoudite compterait 20% de travailleurs émigrés non arabes, essentiellement originaires du sous-continent indien, plus de 40% des 2,5 millions de Koweitis ne sont pas arabes, et une part non négligeable de la population arabe est d’origine égyptienne ou libanaise, plus de la moitié de la population du Bahrein n’est pas arabe, avec une forte minorité iranienne ; et au Qatar, 80% des habitants ne sont pas qataris, et beaucoup sont originaires d’Inde ou du Pakistan.
Bref, les minorités, religieuses ou immigrées, constituent dans ces sociétés fermées et inégalitaires – bien plus que ne l’est la société syrienne – autant de « bombes à retardement » politiques. Quand le Bahrein, ou le Koweit s’enrhument, l’Arabie Séoudite – ou le Qatar – éternue. Il semble que la Ligue arabe à direction qataro-séoudienne ait bientôt à se colleter avec de nouveaux « fronts ». Peut-être devra-t-elle s’ »auto-suspendre » ?
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