Fukushima : « Notre vie, désormais, c'est de creuser notre tombe »
Les autorités vont rouvrir discrètement la zone interdite
entourant la centrale nucléaire. Les réfugiés pourront retrouver leur domicile, à leurs risques et périls.
© Thierry Ribault
Madame Kowata devant son logement
provisoire à Aizu Wakamatsu
Making of
Thierry Ribault est l'un des auteurs du livre Les Sanctuaires de l'abîme - Chronique du désastre de
Fukushima. Il est chercheur au CNRS en poste à la Maison franco-japonaise de Tokyo, où Cécile Asanuma-Brice est chercheur associé.
Dans le cadre des enquêtes qu'ils mènent tous deux à Fukushima depuis deux ans, ils ont recueilli le témoignage
d'anciens voisins de la centrale, évacués loin de chez eux. Rue89
Au
lendemain de l'accident de Fukushima, le 12 mars 2011, les onze
mille cinq cents habitants d'Okuma sont évacués. Comme les
soixante-cinq mille habitants des huit autres communes situées à moins
de vingt kilomètres de la centrale.
Accueillis
en premier lieu dans des gymnases et des abris de fortune -
ces réfugiés ayant été, pour nombre d'entre eux, contaminés - , ils
sont ensuite relogés dans des lotissements publics de logements dits
« provisoires ».
Et
puis le provisoire est devenu permanent. Aujourd'hui, après leur
avoir versé une indemnité forfaitaire, les autorités départementales
exigent des réfugiés qu'ils remboursent les sommes versées, afin de les
redistribuer sous forme d'allocations mensuelles pour
une période non définie.
Et parce qu'il faut bien susciter la reprise économique de la région,
les autorités ont aussi décidé de rouvrir intégralement la zone de vingt kilomètres évacuée après l'accident.
Selon le nouveau découpage, en place dès le 28 mai, il n'y aura donc
plus :
-
la zone interdite : celle qui regroupe les villages situés à moins de dix kilomètres de la
centrale où on ne se rend que de temps en temps avec combinaisons et masques ;
-
et le reste de la zone évacuée.
Mais plutôt :
-
la « zone de retour indéterminé »
dans laquelle les allers-retours en journée sont
autorisés sur des durées courtes et contrôlées, sans date prévue
d'accès libre. La contamination y est supérieure à 50 millisieverts par
an et il n'y a aucun espoir d'ici cinq ans de retrouver
le seuil de radioactivité de 20 millisieverts par an - seuil
autorisant le « retour à la vie normale » et malgré tout vingt fois
supérieur au seuil d'inadmissibilité recommandé par la
CIPR (Commission internationale de protection radiologique) ;
-
et la « zone de préparation à l'annulation de la directive d'évacuation »
où un
« retour à la normale dans les deux ans est prévu ». Les réfugiés
pourront y vaquer à leurs activités professionnelles et y effectuer
librement des allers-retours. Puis, lorsque le
taux de radioactivité situé entre 20 et 50 millisieverts par an
sera ramené à moins de 20 millisieverts par an, y résider sans
contrainte.
Repeupler pour
relancer l'économie
A
priori, peu de différence entre l'ancien et le nouveau découpage du
territoire. A ceci près que dans le nouveau, la zone interdite et
dangereuse est beaucoup plus petite que dans l'ancien. Une façon comme
une autre de donner un sentiment d'apaisement et de
liberté de mouvement retrouvée, tout en repeuplant les alentours de
la centrale de Fukushima Daïchi, employeur prometteur.
Quand les autorités ont annoncé à monsieur et madame Kowata et aux
autres réfugiés d'Okuma qu'ils pourraient bientôt aller et venir comme avant, ils se sont tournés vers la justice.
Ils
ont intenté un procès au maire d'Okuma, située à cinq kilomètres
de la centrale : inhabitable au vu des taux de contamination
constatés, leur quartier, comme la ville, doit faire partie de la « zone
de retour indéterminé », et pas de celle où chacun
peut vaquer à ses occupations comme si de rien n'était.
Le
petit groupe de réfugiés a eu gain de cause, et faute d'autre
chose, vit toujours dans un des lotissements « provisoires ». Il se
situe à Aizu Wakamatsu, à une centaine de kilomètres de la centrale
nucléaire.
En compagnie d'autres personnes, âgées pour la plupart de plus de
soixante-dix ans, ils évoquent leurs conditions de vie.
© Thierry Ribault
Une artère du lotissement provisoire
d’Aizu Wakamatsu
« Nous n'y
arrivons pas »
« Cela fait deux ans que nous vivons ici. Chaque jour, nous nous demandons comment nous allons faire. Nous avions
des projets pour nous en sortir, mais rien n'a pu aboutir. »
« Nous ne pouvons pas reconstruire. Il faudrait que nos enfants nous accueillent chez eux. Tout ceci est
difficile à vivre.
Ceux
d'entre nous qui pouvaient encore travailler n'ont plus de travail.
Avant, nous cultivions nos propres légumes.
Nous cultivions nos champs et nous mangions notre riz. Désormais,
nous devons tout acheter. Notre vie est devenue beaucoup plus onéreuse.
Si le problème de l'indemnisation n'est pas réglé
rapidement, comment allons-nous nous sortir de cette situation ?
Sans
argent, comment faire avec les jeunes enfants, pour ceux qui en ont ?
Avec 100 000 yens [750 euros] par mois et
par personne nous arrivons tout juste à manger. Pourtant on nous
insulte parce que nous percevons ces 100 000 yens, alors qu'avec cette
somme il nous faut payer l'électricité, l'eau et le reste.
Nous n'y arrivons pas.
Nous sommes des " victimes ", perçues en tant que " réfugiés " et, par conséquent, rejetés. Afin de ne pas subir de
discriminations, nous sommes obligés de faire changer les numéros sur les plaques d'immatriculation de nos véhicules. »
© Thierry Ribault
Monsieur et madame Kowata, nettoient
leur maison à Okuma, avec masques et combinaisons
« Même les
corbeaux sont partis »
« Quand nous revenons chez nous, à Okuma, nous retrouvons une réalité qui nous semble de plus en plus éloignée de
nous. Bien que ce soit notre maison, nous avons l'impression de rentrer chez quelqu'un d'autre.
Les voleurs pénètrent dans les maisons. A l'intérieur, ils mangent, sortent les futons et dorment. Ils sont chez
eux. Ils renversent les autels des défunts. Sans doute cherchent-ils de l'argent. On retrouve leurs traces de pas au sol. »
« L'autre
jour, un groupe de quatre ou cinq personnes vidaient l'essence des
véhicules. Ils cassent les
voitures et tout ce qu'il y a dedans. Ils volent les télévisions.
C'est insensé de penser que nous avons fui et que, derrière nous, les
voleurs sont entrés pour tout prendre !
Nos
maisons sont envahies par les mauvaises herbes. Les rats et les souris
courent partout. Les civettes dévorent
tout. Il y a des sangliers. Les hirondelles, les moineaux et les
corbeaux ont disparu, parce que les poubelles des habitants ne les
nourrissent plus. Les saumons, dans les rivières, ont le ventre
en l'air. »
© Thierry Ribault
Scène de vie dans un lotissement de
logements « provisoires », ou les mères attendent le bus scolaire.
« Les chiens
savent »
« Si l'administration n'avance pas plus rapidement dans la reconstruction de logements, nous ne pourrons jamais
sortir de là où nous sommes. C'est comme avec la décontamination.
Le département devrait nous demander ce que nous souhaitons, sinon ils feront n'importe quoi. Ils veulent nous
confiner dans des logements collectifs de cinq étages ! »
« C'était
le même problème après le tremblement de terre de Kobe. Les gens ont
été relogés dans des cages à
lapins de cinq ou six étages. Ils se sont sentis tellement seuls que
beaucoup en sont morts. Nous sommes allés visiter des logements publics
dans lesquels il est interdit d'avoir des animaux
domestiques. Au moins dans les logements provisoires, nous pouvons
avoir des chiens et des chats. Nous ne pouvons pas ne pas les emmener !
J'ai
laissé, pour ma part, nos deux chiens chez nous, à Okuma. L'un d'entre
eux est mort. Il ne restait plus que sa
tête. Lorsque j'y suis retournée récemment, j'ai emmené mon chien
qui était encore en vie pour une promenade, et soudain, il s'est arrêté
et a poussé un long soupir. J'ai songé que, depuis que je
suis née, c'était la première fois que j'entendais un chien
soupirer.
Les
chiens savent. Ce sont eux qui savent le plus. Quand on en est réduit à
les abandonner, c'est un comble. Le
mien, quand je le mets dans la voiture, il est heureux. Il est
jeune, mais il est malade. Il perd du sang. Le vétérinaire nous a dit
qu'il avait été très contaminé. »
« Notre
génération ne retournera pas à Okuma »
« Nous
nous sommes réunis pour demander aux autorités de pouvoir accéder à la
zone interdite, car nous voulions
pouvoir entretenir et nettoyer nos maisons. Mais, en réalité, nous ne
pouvons pas rentrer chez nous. La radioactivité est tellement élevée que
personne ne peut y vivre. »
« Là
où j'habite, elle s'est fortement accrue en deux ans. Autour des
fenêtres, en quelques mois, le taux est
passé de 100 à 200 microsieverts par heure, pour atteindre 300
microsieverts en mars dernier. Devant la maison, le taux a chuté à 7
microsieverts et, derrière, il est remonté à 20 microsieverts.
Quant à la montagne, elle est toujours très contaminée.
Notre génération ne retournera pas à Okuma. Nos petits-enfants, qui ont été dispersés, ne se souviennent de rien :
ils ont oublié leur maison.
Quand
les responsables prendront-ils enfin des décisions utiles ? Sans
compter qu'ils vont relâcher les eaux
contaminées dans les sous-sols. Nous ne pouvons pas retourner dans
un endroit pareil, c'est impossible. On nous dit que l'on pourra
rentrer, mais même dans 50 ans, personne ne le
pourra.
C'est bien pire qu'à Tchernobyl. Et si on nous laissait là, sans jamais nous apporter de solution ? Comment
allons-nous finir ? Notre vie, désormais, c'est de creuser notre tombe. »
source : http://www.wikistrike.com
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