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11 mai 2015

Démocratie : mythe ou réalité ?

Alexis de Tocqueville est la figure de proue du libéralisme en philosophie politique. Lors de son voyage aux Etats-Unis, il a pu décrire la démocratie naissante. Son approche est totalement originale, passant d’une philosophie normative qui prévalait chez les Classiques (Montesquieu, Rousseau ou les Grecs) à une approche descriptive et clinique de la démocratie. Son approche doit d’ailleurs beaucoup à la philosophie de Machiavel, dont elle se rapproche beaucoup.


La problématique au cœur de l’ouvrage De la Démocratie en Amérique est celle-ci :
Comment le peuple peut-il se protéger de lui-même ?

– Dans la première partie de De la démocratie en Amérique, Tocqueville considère l’opinion publique plus comme un moyen de coercition du peuple par le peuple que comme un garant de la rationalité et de la liberté.

– Dans la seconde partie, le questionnement se déplace vers la protection des individus de l’Etat démocratique despotique.

Par conséquent, dans la perspective libérale, c’est l’individu que Tocqueville cherche à protéger, à la fois contre la masse des autres citoyens et contre les dérives de l’Etat paternaliste.


La démocratie et la source du pouvoir :

La démocratie américaine, nous dit Tocqueville, est fondée sur l’absoluité de la souveraineté populaire. Celle-ci est la source du pouvoir législatif, qui s’exerce par le biais de représentants élus et renouvelés fréquemment. Deux idées-forces sont au cœur de la démocratie : l’égalité et la liberté. En démocratie, la recherche de l’égalité prime sur celle de la liberté. Cette dialectique des principes démocratiques fonde la possibilité d’une auto-destruction du système démocratique tout entier.
Les dérives de la démocratie :

C’est ce risque potentiel, inhérent à toute démocratie, qui explique l’ambivalence des jugements, à la fois enthousiastes et critiques, de Tocqueville. Il diagnostique les maux de la démocratie et tente d’entrevoir, à l’intérieur même du système existant, les remèdes qui peuvent les endiguer. La guérison de ces maux ne s’effectue pas depuis l’extérieur, mais par les tendances déjà présentes dans la démocratie. Tocqueville observe que les trois principales menaces pesant sur le régime américain sont : la tyrannie de la majorité, l’individualisme et le despotisme étatique.

La tyrannie de la majorité :

Paradoxalement, la tyrannie de la majorité naît de l’espace public. L’opinion publique, résultat des discussions libres entre citoyens au sein de l’espace public, est en fait l’opinion de la majorité. Or, cette majorité, que l’on pourrait qualifier de rationnelle et de légitime, possède une force de coercition sur les opinions minoritaires en les poussant à se plier à l’opinion dominante. Ainsi née de la liberté, l’opinion publique la nie par la suite. Cette tyrannie de la majorité provient de la souveraineté absolue du peuple, qui lui donne, croit-il, « le droit de tout faire » (citations de Tocqueville) , la croyance en son omnipotence. C’est pourquoi, afin que les minorités ne soient pas mises au pas, forcés au conformisme et à la bien-pensance, il faut ériger un obstacle à cette toute-puissance. Ce remède contre le premier mal guettant la démocratie est l’association politique.Tocqueville la distingue de l’association civile, dont l’objet est différent. Ce deuxième type a trait aux affaires particulières des individus, notamment religieuses, commerciales ou morales, et non à une cause politique. L’association politique, elle, a toujours rapport à une cause publique. Elle peut se définir comme le rassemblement d’individus autour d’intérêts publics communs. Dans ce cadre seulement peuvent s’exprimer les opinions réprimées par la majorité : l’association politique donne de la portée à la voix de celui qui est seul. Elle est la garante d’une liberté illimitée de pensée et d’expression, du respect du droit de cité pour la dissidence : elles empêchent la stigmatisation et le rejet des opinions considérées comme déviantes et de ceux qui les défendent. Contrairement au despotisme, la tyrannie démocratique n’est pas de nature corporelle, mais immatérielle : elle fait du déviant « un étranger ». Les associations ont donc pour mission de « normaliser » les libres penseurs. De plus, la nécessité de son existence vient de ce qu’elle ne peut être tyrannique, puisqu’elle est toujours minoritaire, selon Tocqueville. De fait, une association qui deviendrait majoritaire cesserait d’en être une. En plus d’être un principe de changement social et politique, elles sont également un principe de stabilité. Car elles introduisent, certes, des factions au sein de la société mais, en permettant à toutes les opinions de trouver un lieu d’expression, elles évitent l’organisation de complots ou de conspirations. En cela, Tocqueville s’inscrit dans la lignée de Kant, puisqu’il défend le principe de publicité. Autre motif « kantien » présent chez l’observateur de la démocratie américaine : les associations politiques favorisent l’usage critique de la raison. L’opinion publique est le produit de la réflexion commune, mais « dès que [la majorité] est irrémédiablement prononcée, chacun se tait » , alors que se poursuivent les discussions au sein des ces institutions, ce qui rend l’activité politique permanente. Elles expriment par conséquent une lutte contre la grégarité démocratique et le mutisme de la raison.

Cependant, les associations politiques comportent un danger, celui de l’anarchie. Leur multiplication peut, en effet, provoquer une partition à l’infini de la souveraineté populaire, de telle sorte qu’il lui serait alors impossible de légiférer sur la base d’une majorité. Mais ce danger est contrecarré par leurs bienfaits. Les associations politiques constituent donc, à cet égard, une force de résistance à l’oppression de la majorité, et non plus seulement contre le pouvoir de l’Etat. Néanmoins, Tocqueville ne veut pas faire d’elles l’instance législative majeure de la démocratie : si elles « ont le pouvoir d’attaquer [la législation existante] et de formuler d’avance celle qui doit exister » , elles n’ont pas le pouvoir de légiférer.

La démocratie minée par l’individualisme :

Ce réveil de l’esprit, rendu possible par les associations politiques, est également un réveil de « l’esprit public » de la raison. Le second mal qui menace la démocratie est en effet l’individualisme. Il désigne cette tendance des individus, née de la destruction des liens de la hiérarchie qui les unissait dans les systèmes monarchiques, à se désintéresser de la grande société et à se replier sur la société restreinte. Ce mal est d’origine démocratique, puisque l’égalité « brise la chaîne et met chaque anneau à part » . Ainsi reclus dans leur sphère privée, les citoyens mettent directement en danger la démocratie, dont un des principes est la participation au pouvoir. C’est pourquoi les associations, mais pas de tous type, endossent, ici aussi, le rôle de remédier à une tendance négative de la démocratie. En effet, la prolifération les associations civiles est nuisible car celles-ci détournent les citoyens des affaires publiques. Les associations politiques, au contraire, « tirent les individus hors d’eux-mêmes » , luttent contre l’atomisation du collectif et leur permettent de participer à la vie publique. Paradoxalement, c’est donc la démocratie, par l’intermédiaire des associations politiques, qui peut se sauver de l’individualisme, alors que c’est elle qui l’a fait naître.

La démocratie ruinée par l’Etat-Providence :

L’individualisme, si il n’est pas endigué par les associations politiques, autrement dit si les citoyens ne s’assemblent pas, surgit inéluctablement le despotisme bureaucratique, qui est le troisième et dernier mal engendré par la démocratie. En effet, la destruction des anciens corps intermédiaires, qui étaient caractéristiques des monarchies, a laissé l’individu seul et faible face à l’Etat. Ce qui a provoqué, non seulement un renforcement, mais aussi l’extension de la puissance étatique. Tant dans le domine privé que public, l’Etat est devenu le « réparateur unique de toutes les misères » , s’occupant des questions qui jusque-là ne concernaient que les individus, telles que la santé, l’emploi ou la pauvreté. Au point que l’Etat se transforme peu à peu en guide et en précepteur qui

« s’établit davantage tous les jours, à côté, autour, au-dessus de chaque individu pour l’assister, le conseiller et le contraindre » . (citations de Tocqueville)

Le corollaire de cette incursion de l’Etat paternaliste, doté d’un « pouvoir immense et tutélaire » qui annihile toute possibilité d’action commune des individus, est la mise en minorité de la population qui perd l’usage de la volonté et de l’esprit. Ici encore, il est possible de considérer que les associations politiques constituent un rempart efficace contre l’abus de pouvoir étatique. De fait, elles rétablissent un intermédiaire entre les individus isolés et l’Etat, permettant aux premiers de peser et de s’opposer à lui. Elles rétablissent en cela une double verticalité du pouvoir : l’Etat ne « descend » plus uniquement vers les individus, mais ceux-ci « montent » vers lui. Elles signifient alors une déconcentration du pouvoir et se substituent aux anciens corps intermédiaires naturels, représentés par la noblesse dans les systèmes monarchiques, seuls capables de résister au providentialisme étatique.

Conclusion sur l’analyse de la démocratie en Amérique :

Par conséquent, l’analyse tocquevillienne de la démocratie nous montre que les associations politiques représentent une unique solution à trois problèmes : contre l’individualisme, contre le despotisme doux de l’Etat et contre la tyrannie de la majorité. Elles forment un réseau de contre-pouvoirs qui nourrissent la vie démocratique. Par le fait qu’elles « [touchent] à chaque instant » l’anarchie, elles sont dangereuses pour la démocratie, mais en même temps elles sont ce qui lui permet de se maintenir et de se renforcer. Tocqueville établit une dialectique entre les associations et la démocratie. La seconde permet l’émergence des premières, par l’établissement d’un régime de libertés étendu, comprenant la liberté d’association, de publication et d’expression. Mais ces premières renforcent la démocratie, ou plus exactement elles la réalisent. En effet, les libertés principielles qui fondent la démocratie doivent être mises en pratique, « vécues » par les citoyens pour qu’elles prennent un sens. C’est précisément le rôle que sont censés remplir les associations politiques. Ces acquis définitifs seront mis a mal au XXème siècle, comme le montrera Herbert Marcuse dans l’Homme Unidimensionnel.

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