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17 déc. 2013

Roger Waters : « Les artistes doivent s’engager pour la Palestine »

Le mur à des oreilles : Quand avez-vous décidé de faire de « The Wall Tour » (qui a pris fin à Paris en septembre 2013) un spectacle si politique ? Et pourquoi avez-vous dédié la dernière représentation à Jean-Charles De Menezes [1]) ?

Roger Waters : Nous avons commencé à travailler sur le contenu du spectacle en 2009 avec Sean Evans et la première a eu lieu le 14 octobre 2010. J’avais déjà l’intention d’élargir le propos politique du
concert, qui ne pouvait pas, comme dans les années 79/80, se limiter aux tribulations de ce gars qui n’aimait pas ses profs. Il fallait le rendre universel. C’est notamment pour cela que nous avons rajouté « Ceux que nous aimions et qui sont tombés » (Fallen Love Ones, ndt), un assemblage de photographies de personnes mortes pendant les guerres.


L’idée était d’universaliser la notion de perte et de deuil que nous ressentons tous à l’égard des membres des familles tués dans les conflits. Quelques soient les guerres et les circonstances dans lesquelles elles se déroulent, ils (peuples du monde non-occidental) éprouvent autant de douleur que nous face à la perte d’êtres chers. Les guerres deviennent un symbole majeur de par cette séparation entre « eux » et « nous », aspect fondamental de tous les conflits.


En ce qui concerne Jean-Charles, nous avions pris l’habitude de conclure le morceauBrick II par trois solos. Je trouvais que c’était trop, je m’ennuyais à la fin de cette chanson. Alors un jour, assis dans ma chambre d’hôtel, j’ai réfléchi à une alternative. Il se trouve que quelqu’un venait de m’envoyer la photo de Jean-Charles De Menezes pour qu’on la mette sur le mur. J’avais donc son histoire en tête et je me suis dit que je devais en faire une chanson. Je l’ai écrite, apprise aux musiciens, et nous l’avons intégrée au concert.


Le mur à des oreilles : De nombreux artistes disent qu’il ne faut pas mélanger l’art et la politique, que le but n’est que de divertir le public. Que leur répondez-vous ?


Roger Waters : C’est marrant que vous posiez cette question parce que je viens de finir d’écrire un texte, qui sera un prochain album, qui y répond parfaitement. Le texte parle d’un grand-père, en Irlande du Nord, qui part avec son petit-fils à la recherche de la réponse à la question suivante : « Pourquoi tuent-ils les enfants ? » Une question qui tourmente énormément le petit garçon. Une fois que j’ai eu fini d’écrire cette chanson, il y manquait quelque chose, alors j’ai rajouté ces quelques lignes :


L’enfant demande à son grand-père : « Alors voilà, c’est comme ça ? » Et le vieil homme lui répond : « Non, on ne peut pas partir sur cette note, donne-moi une autre note ? »


La chanson suivante démarre alors et le grand-père fait un discours qui dit : « Nous vivons sur un point minuscule au milieu d’un grand rien/ Alors si rien de cela ne t’intéresse/ Si tu es de ceux qui disent : « Roger, j’adore Pink Floyd mais je déteste tes putains de convictions politiques »/Si tu penses que les artistes doivent être muets, émasculés, bons toutous dodelinant la tête sur le tableau de bord de la vie/ Tu ferais mieux de te casser au bar tout de suite/ Parce que le temps file inéluctablement ».


Voilà ma réponse à votre question.


Le mur à des oreilles : Quand est prévue la sortie de ce nouvel album ?


Roger Waters : Je n’en ai aucune idée. Je travaille énormément sur de nombreux projets. Demain, Sean Evans vient chez moi pour une première écoute d’une démo d’une heure et six minutes. Je dois avouer que c’est assez sérieux, pas très joyeux, mais il y a de l’humour quand même, j’espère. En tout cas, c’est extrêmement radical et pose des questions importantes. Vous savez, ça ne me dérange pas d’être le seul à poser ce genre de questions. Enfin, ce n’est pas entièrement vrai, j’aimerais évidemment que plus d’artistes écrivent sur la politique et les réalités de la situation que nous vivons.


Même si c’est d’une manière qui pourrait être considérée « extrême ».


Il est très important que Goya ait fait ce qu’il a fait, que Picasso ait peint Guernica, et que tous ces romans anti-guerre aient été écrits et publiés pendant et après la guerre du Vietnam.


Le mur à des oreilles : Vous évoquez le fait d’être un des seuls, dans votre situation, à prendre des positions politiques radicales. Par exemple, en ce qui concerne la Palestine, vous parlez très librement de votre soutien au boycott culturel d’Israël. Ceux qui s’opposent à cette stratégie disent que la culture ne devrait pas faire l’objet d’un boycott. Qu’avez-vous à répondre à cela ?


Roger Waters : Je comprends leur opinion, et il est bon que tout le monde en ait une et puisse l’exprimer, mais je ne peux pas être d’accord avec eux. Je pense qu’ils ont entièrement tort. La situation en Israël/Palestine avec l’occupation militaire, le nettoyage ethnique, les politiques racistes et le régime d’apartheid mis en place par Israël est inacceptable.


Les artistes ne devraient pas collaborer avec un pays qui opprime un autre peuple et en occupe les terres comme le fait Israël. Ils devraient refuser les propositions et décliner les invitations. Je n’aurais pas joué pour le gouvernement de Vichy pendant la seconde guerre mondiale. Je n’aurais pas joué non plus à Berlin à cette époque. Mais beaucoup l’ont fait, prétendant que l’oppression des Juifs était terminée.


Ce n’est donc pas une situation inédite. Mais maintenant ce sont les Palestiniens qui se font massacrer. Chaque être humain devrait se demander : qu’est-ce que je peux faire ?


Toute personne qui regarde de plus près la situation comprendra que l’alternative la plus légitime à la résistance armée est le mouvement BDS (Boycott Désinvestissement et Sanctions). Lancé en 2004 à la demande de la société civile palestinienne, le BDS, aujourd’hui soutenu par la société civile globale partout dans le monde, est une forme de résistance non-violente légitime face au brutal régime d’oppression israélien.


Je suis en train de finir la lecture du livre de Max Blumenthal « Goliath : Life and Loathing in greater Israel ». C’est à vous glacer le sang. Le livre est extrêmement bien écrit à mon avis et Blumenthal, qui est un très bon journaliste, s’assure toujours que ce qu’il écrit est correct. Il donne également la parole à l’autre côté, les rabbins d’extrême droite en l’occurrence. Leur point de vue est tellement bizarre et extrême qu’il est difficile de croire qu’ils pensent réellement cela.


Ils croient à des choses très bizarres, comme, par exemple, que les non-juifs ne sont sur terre que pour servir les Juifs ou que les gens qu’ils ont expulsés en 1948, et continuent de mettre dehors depuis lors, sont des sous-humains.


Les similitudes avec ce qui s’est passé dans les années 30 en Allemagne sont tellement évidentes que je ne suis pas surpris de voir l’ampleur que prend chaque jour le mouvement pour la justice dans lequel vous et moi sommes engagés. Ce qui nous voyons en Palestine est une violation évidente des droits humains fondamentaux. Chaque être humain devrait en être informé et s’impliquer pour y remédier.


Le Tribunal Russell sur la Palestine, par le biais duquel nous nous sommes rencontrés, faisait un travail très important en essayant de mettre tout cela en lumière.


Le mur à des oreilles : Revenons sur le boycott culturel, vous n’êtes qu’une minorité de personnalités à tenir une position claire sur ce sujet. Alors que vous pourriez profiter de votre succès et mener une vie tranquille, au moins politiquement, pourquoi avoir choisi de prendre cette position radicale ? Pourquoi pensez-vous que vous soyez si peu nombreux à vous engager dans ce sens ? Et pourquoi, à votre avis, certains artistes que l’on entend souvent s’insurger contre la guerre restent-ils muets quand il s’agit de la Palestine ?


Roger Waters : Aux États-unis où je vis, cela peut s’expliquer par deux facteurs. Premièrement, ils ont peur. Deuxièmement, l’implacable propagande qui commence dans les écoles israéliennes et se poursuit par le biais des fanfaronnades de Netanyahu est déversée sur la population américaine notamment par Fox News, mais pas seulement, également par CNN et, en fait, par tous les médias de masse. Par exemple, à mon avis, quand ils annoncent à grand cris : « Nous avons peur de l’Iran qui va avoir l’arme nucléaire », c’est comme un énorme seau de conneries qu’ils vident dans le cerveau des citoyens crédules. C’est une tactique de diversion.


Ils nous ressassent le même mensonge depuis vingt ans : « Tout ce que nous voulons c’est faire la paix ». Et ils reviennent sans cesse sur l’accord presque trouvé entre Clinton, Barak et Arafat à Camp David et qu’ « Arafat a fait complètement foirer ! », ils disent. Eh bien, non, ce n’est pas vrai. Ça ne s’est pas passé comme ça. Ce qui est vrai, par contre, c’est que depuis 1948 aucun gouvernement israélien n’a jamais pensé sérieusement une seule seconde créer un État palestinien. Ils s’en sont toujours tenus au plan de départ de Ben Gurion : virer tous les Arabes du pays et créer le Grand Israël.


Ils disent donc qu’ils veulent la paix tout en faisant la guerre, ça fait partie de l’opération de propagande. Mais depuis dix ans, c’est tellement grossier et évident. Par exemple, après le discours qu’Obama a tenu au Caire sur les Arabes et les Israélien, tout le monde a dit « Wow, ça c’est un tournant, les choses vont changer ! ». Et puis Obama est allé en Israël et ils lui ont dit « Au fait, on construit 1200 logements supplémentaires dans les colonies. ». Il s’est passé exactement la même chose l’année dernière quand Kerry a annoncé « Je vais essayer de réunir les deux parties pour faire la paix. » Alors Netanyahu lui dit « Vas te faire foutre ! On construit 1 500 logements et en plus on les construit en zone E1. Voilà le plan. »


Leur jeu est tellement évident qu’il faut avoir un QI en-dessous de la température ambiante pour ne pas comprendre ce qui se passe. C’est tout simplement ridicule. Vous savez, j’ai lu un article dernièrement où il était écrit : « Apparemment, seul le Secrétaire d’État des États-Unis croit que les négociations de paix en cours sont réelles, personne d’autre au monde ne le croit. »


La situation est très compliquée. C’est pour cela que vous, moi et tous ceux qui s’intéressent à leurs frères et soeurs, sans discrimination de religion, de race, de couleur ou de quoi que ce soit, devons rester solidaires.


Et ce n’est pas facile, notamment ici aux États-Unis. Le lobby juif est très puissant en général et dans l’industrie de la musique en particulier. Je ne citerai pas de noms mais je vous promets que je connais des gens qui ont peur de se faire détruire s’ils se montrent solidaires avec moi. J’ai parlé avec certains d’entre eux qui m’ont demandé : « T’as pas peur pour ta vie ? » et j’ai répondu : « Non, je n’ai pas peur. »


Après les attentats du 11 septembre 2001, deux ou trois membres de mon groupe, citoyens américains, ont décidé de ne pas poursuivre la tournée que nous étions en train de faire. Je leur ai demandé : « Pourquoi, vous n’aimez plus la musique ? ». Ils m’ont répondu : « Si, on adore la musique, mais nous sommes Américains, c’est dangereux pour nous de voyager comme ça, ils essaient de nous tuer. » Là j’ai pensé : « Wow ! »


Le mur à des oreilles : En effet, le lavage de cerveau fonctionne.


Roger Waters : Oui c’est évident, ça fonctionne bien. C’est pour cela que je suis content de faire cet entretien avec vous parce qu’il est important de faire autant de bruit que possible. J’étais ravi que ce journal de droite israélien, Yedioth Ahronoth, publie mon entretien avec Alon Hadar. Même s’ils l’ont sorti de son contexte et fait résonner différemment de ce qu’il a réellement été, au moins ils l’ont publié, ils ont publié quelque chose. Vous savez, je m’attendais à ce qu’ils m’ignorent complètement.


Vous savez, il y a quelques mois, Shuki Weiss (important producteur de concerts israélien) m’a offert cent mille personnes à cent dollars le billet pour venir jouer à Tel Aviv. Je me suis dit : une seconde ? Ca fait 10 millions de dollars, ça ! Comment ont-ils pu me proposer ça à moi ? J’ai pensé : « Putain Shuki, t’es sourd ou juste complètement con ? Je suis membre du mouvement BDS et je n’irai jouer nulle part en Israël car ce serait légitimer les politiques de ce gouvernement ! »


J’ai une confession à vous faire. J’ai écrit à Cindy Lauper il y a quelques semaines. Je n’ai pas publié la lettre, ne l’ai pas rendue publique, mais je lui ai écrit parce que je la connais un petit peu. Elle a travaillé avec moi sur The Wall à Berlin. C ’est d’ailleurs pour ça que j’ai beaucoup de mal à comprendre qu’elle donne un concert à Tel Aviv le 4 janvier prochain. Je trouve ça répréhensible mais je ne connais pas son histoire personnelle et les gens doivent se faire leur propre avis sur cette question.


Le mur à des oreilles : Bien sûr, mais vous pouvez les y aider. En faisant ce que vous faites, je suppose. En transmettant le message, en leur écrivant, vous pouvez les aider à y voir plus clair. Je pense que c’est cela dont ils ont besoin.


Roger Waters : Certainement, mais pour y voir plus clair il faudrait qu’ils se rendent en Terre Sainte, qu’ils visitent la Cisjordanie ou Gaza ou Israël, ou ne serait-ce qu’ils se rendent à n’importe lequel des checkpoints pour voir à quoi ça ressemble. Tout ce qu’ils ont à faire c’est visiter. Ou lire, lire un livre ! Se renseigner sur l’histoire. Qu’ils lisent le livre de Max Blumenthal et viennent me dire « Oh, tiens, je sais ce que je vais faire ?. je vais aller faire un concert à Tel Aviv. » Ça serait un bon programme ! (ironique).


Le National Emancipé 2013

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