Kigali, 11 avril 1994. Je vois des soldats rwandais achever des blessés à l’hôpital. A la baïonnette. Deux jeunes gens, tués sur un tas de cadavres déjà empilés pèle-mêle dans la cour. La morgue déborde.
J’assiste à cette scène inouïe de violence et d’horreur. Je suis autorisée à être là, à observer, pour raconter et décrire, mais sans carnet de notes et sans poser de questions.
Je l’écris. Très mal, parce que les mots ne me viennent pas, c’est certain, mais mon papier est diffusé, dans je pense à peu près toutes les langues de travail de l’AFP. Je raconte.
Je décris deux jours plus tard comment des miliciens hutu, grenade ou machette à la main, chassent dans le centre de Kigali les jeunes Tutsi, des « infiltrés » disent-ils. Ils scrutent l’intérieur de notre voiture, parce que sait-on jamais, on pourrait en cacher, en exfiltrer. Près d’un check-point, plusieurs morts alignés, qui n’ont rien de combattants, mais sans doute juste une carte d’identité avec la mention « tutsi ».
Je parle aussi des obus qui tombent, des enfants mutilés, des médicaments qui manquent, de l’hôpital de la Croix-Rouge bondé et bombardé. Décris comme je peux la terreur permanente de milliers de gens réfugiés à l’hôtel des Mille Collines, au stade Amahoro ou dans l’église de la Sainte-Famille, avec ce drôle de curé qui porte un pistolet à la ceinture.
A quoi cela a-t-il servi? A rien, sinon à me sentir aujourd’hui encore coupable de ne pas être allée vers les militaires assassins de l’hôpital pour leur crier d’arrêter, de ne pas avoir pris dans notre voiture des jeunes qui tentaient d’échapper aux miliciens, d’avoir été accueillie à bras ouverts par des tueurs aux machettes dégoulinantes de sang parce que j’étais française, de ne pas avoir su écrire dès le début qu’on avait affaire à un génocide, parlant plutôt dans ces premiers jours de massacres interethniques récurrents dans cette région troublée d’Afrique.
Vers le 20 avril, l’ONU, qui a quelque 2.500 hommes déployés dans le pays pour superviser la mise en œuvre d’accords de paix signés en 1993, divise leur nombre par dix. 270 Casques bleus, sans armes, dont le mandat ne leur permet que d’assister aux massacres en essayant eux-mêmes de ne pas se faire tuer, restent, impuissants. Pendant ce temps, dès lors que leurs ressortissants ont été sortis de cet enfer, les pays étrangers regardent ailleurs, vers la Bosnie en guerre, mais surtout, note inhabituellement optimiste sur un continent plus souvent désespérant que joyeux, vers l’Afrique du Sud, qui organise ses premières élections multiraciales.
En cent jours, environ 800.000 personnes, hommes, femmes et enfants, seront massacrées de façon abominable, troisième génocide du 20e siècle.
De ces cent jours, j’en ai passé je pense la moitié au Rwanda. Peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, je ne sais pas trop. En trois séjours de deux ou trois semaines chacun.
Personne ne m’a lue? Est-ce parce que les chaînes en continu n’existaient pas ? Pas plus que Twitter? Une autre époque? Mais il semble qu’aujourd’hui encore les cris d’alarme tombent à plat s’ils dérangent. Alors, disons : plus jamais ça, et il en restera peut-être quelque chose.
A l’époque, je suis basée au bureau de Nairobi, adjointe francophone.
Avec Jean Hélène, mon meilleur ami
A peine arrivée, en octobre 1993, je pars au Burundi pour couvrir les suites du coup d’Etat du 21 octobre, lorsque le premier président hutu élu quelques mois plus tôt, Melchior Ndadaye, a été assassiné par des militaires tutsi. Des Tutsi sont tués en représailles, dont de nombreux enfants. J’ai 32 ans et aucune expérience de ce genre de conflit. C’est là que je fais la connaissance de Jean Hélène, basé lui aussi à Nairobi, qui travaille pour RFI et Le Monde, déjà un vieux routier de l’Afrique, qui sera tué exactement dix ans plus tard, à Abidjan, le 21 octobre 2003. Après m’avoir énormément appris et être devenu mon meilleur ami.
Après le Burundi, je découvre la Somalie. Les Américains, qui viennent de voir 18 de leurs militaires tués, leurs corps traînés dans la poussière comme des trophées, préparent leur départ. Je suis à Mogadiscio en mars 94 quand les derniers d’entre eux s’en vont, tétanisés par leur catastrophique opération « Restore Hope ». Un traumatisme qui sera invoqué pour expliquer l’inaction américaine au Rwanda.
Quelques jours plus tard, au soir du 6 avril, l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana est abattu par un missile à l’approche de l’aéroport de Kigali alors qu’il rentre de discussions de paix tenues en Tanzanie. Le nouveau président burundais et plusieurs autres dignitaires sont dans le Falcon, piloté par un équipage français. Il n’y a aucun survivant. Immédiatement, tout le monde sait que cette affaire est une catastrophe pour toute la région, mais nous sommes loin d’imaginer l’ampleur de ce qui va suivre.
Je reprends le chemin des Grands Lacs. Six mois plus tôt, pour cause d’aéroport fermé, j’atterrissais à Kigali pour rallier Bujumbura. Cette fois, c’est l’inverse.
Dans la capitale burundaise, je retrouve un photographe de l’AFP, Pascal Guyot, venu de Paris, et nous prenons la route. A partir de Butaré, dans le sud du Rwanda, nous devons trouver une voiture sans chauffeur: la région est encore tranquille – ça ne va pas durer – mais les expatriés et habitants fuyant Kigali décrivent de telles tueries et scènes de violence que personne ne veut se risquer plus avant sur la route.
L’arrivée à Kigali, le dimanche 10 avril, est surréaliste.
Le son du canon, des cadavres dans les rues, des barrages, parfois marqués par de simples caisses de bière Primus, tenus par des miliciens et militaires qui nous demandent nos passeports – « Français? C’est bon, passez ». Si nous étions belges? Ah, là, nous n’irions pas plus loin. Les Belges sont considérés comme favorables aux rebelles. Dès le 7 avril, dix de leurs Casques bleus chargés de la protection d’Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre hutu « modérée » assassinée aux premières heures du génocide, ont été tués. Les Français, eux, sont les amis du défunt président Habyarimana, qu’ils ont aidé à contenir la rébellion déclenchée en 1990 par le Front patriotique rwandais (FPR), mouvement créé par des enfants d’anciens exilés tutsi, venus d’Ouganda………….
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Auteur Annie Thomas
Source Blog-AFP/Makingoff
Le National Emancipé 2014
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