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20 janv. 2013

Ces quadras rouleurs de joints

Sous le porche d'une tour, dans une petite cité de Saint-Ouen, les clients commencent à s'impatienter. Déjà une heure d'attente... Selon un habitué, c'est un car de CRS stationné dans une rue voisine qui rend les dealers plus frileux qu'à l'ordinaire. Malgré tout, personne ne veut repartir les poches vides. Certains ont visiblement profité de leur pause déjeuner pour venir se ravitailler dans le 9-3. Les lieux ne se prêtant guère à une enquête d'opinion, difficile d'établir un profil sociologique précis de l'aimable clientèle faisant le pied de grue pour une barrette de haschisch ou un sachet d'herbe.


Dans ce groupe d'une quinzaine de personnes (une seule femme), une bonne partie a dit adieu à l'adolescence depuis un bon nombre d'années. Le plus âgé de la cohorte semble même tutoyer la cinquantaine. Si la consommation de cannabis n'est qu'une affaire de jeunes (comme on pourrait le croire en suivant le débat sur la question), cet échantillon-là s'avère sacrément non représentatif de lapopulation nationale des fumeurs de joints. Aucun signe extérieur de marginalité ou d'appartenance revendiquée à la contre-culture... Ces clients ressemblent furieusement à M. Tout-le-Monde.


"Qui veut de la beuh ?", "Qui veut du shit ?" Les jeunes dealers sont (enfin) sortis de l'ombre. Les billets de dix et vingt euros changent furtivement de mains. Alourdi de quelques grammes, chacun repart aussitôt vers la station de métro Mairie-de-Saint-Ouen. Ni vus ni connus, le quadra distingué à la sacoche en cuir comme l'ouvrier mal rasé en bleu de chauffe se noient dans la masse des voyageurs. Prochain train dans deux minutes. Métro-boulot-chichon... "Je fume un joint le soir quand je suis seul, en regardant un film par exemple. C'est une façon de faireretomber la pression. C'est un peu un prélude au sommeil", témoigne Hervé Martin*, père de quatre enfants. Durant une fête, cet instituteur de Normandie d'une quarantaine d'années peut certes se laisser aller à "une légère surconsommation".


QUALITÉ DU PRODUIT


Mais les abus et la recherche de la défonce à tout prix sont à ranger au rayon des souvenirs de jeunesse : "On ne fume pas à 40 ans comme on fume à 18. A un certain âge, on sait mieux se contrôler. On ne cède pas à la pression du groupe. Quand j'étais jeune, je touchais à un interdit. Il y avait ce côté dangereux qui me faisait vibrer. Maintenant, je fume uniquement pour le plaisir." Un plaisir qu'Hervé apprécie d'autant plus qu'il consomme sa propre production de cannabis, trois à quatre plants qu'il fait pousser sous une petite serre. "C'est comme manger les fruits ou les légumes de son jardin."


Désormais très regardants sur la qualité du produit, les consommateurs adultes ne veulent plus inhaler les mille et une cochonneries avec lesquelles la résine de cannabis est souvent coupée. Certains quadras et quinquas optent pour le confort d'une livraison à domicile. Le cannabis circulant assez librement, il n'est pas trop difficile de trouver un ami prêt à jouer les intermédiaires. "Je n'irai jamais couriraprès un dealer. Ce ne sont pas des gens que j'ai envie de rencontrer. Je préfère encore ne pas fumer", affirme Françoise Messager, chef de projet dans l'événementiel en région Rhône-Alpes.








Malgré sa consommation quotidienne d'une "herbe très légère", cette mère de deux enfants en bas âge nie toute "dépendance physique", elle reconnaît seulement "une dépendance au plaisir". Sur son balcon face au mont Blanc, son"joint du soir" l'aide à évacuer le stress du quotidien et à relativiser les contrariétés de l'existence. Histoire de stimuler sa créativité, Françoise Messager s'autorise parfois une petite fumette au travail (en l'occurrence chez elle) devant son ordinateur : "Je me sens plus inventive et impose moins de barrières à mes idées. Ça m'ouvre de nouveaux horizons. Ce n'est jamais délirant." Elle trouve également quelques vertus au cannabis dans le difficile exercice du "métier" de mère : "J'adore fumer avant de jouer avec mon fils de 4 ans. Ça me permet deretrouver ce côté décalé des enfants et d'entrer dans la poésie de leur univers."


Cette quadragénaire volubile se considère pourtant comme une femme"extrêmement responsable". Jamais, assure-t-elle, elle ne prendrait le volant sous l'emprise de l'alcool ou de stupéfiants. Quant au risque de basculement dans lesdrogues dures, la fameuse théorie de "l'escalade", Françoise s'en croit totalement prémunie : "L'esprit cannabis n'est pas du tout le même que l'esprit cocaïne. Avec la coke, les gens sont plus dans la dépendance et la destruction. Il y a, en plus, un côté fêtard extrême, avec des dérapages qui me dérangent. On est très loin de ce type de comportements avec le cannabis."


"UNE DÉVIANCE QUI DEVIENT LA NORME."


Si la consommation de drogues douces chez les jeunes préoccupe beaucoup les hommes politiques, les médias et les universitaires, la pratique chez l'adulte dans la force de l'âge intéresse peu. Dans les études, il s'évapore même dans un trou noir statistique : "Si on veut isoler la population de plus de 35 ans, il n'y a rien", constate Michel Kokoreff, professeur de sociologie à l'université Paris-VIII et auteur du livre La drogue est-elle un problème ? (Payot, 2010). Ainsi, dans ses rapports, l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies découpe les populations par tranches d'âge de 15-24 ans, de 15-35 ans ou de 15-64 ans ! Loin d'être un épiphénomène, la fumette des 35-50 ans mériterait pourtant que les statisticiens lui accordent une place à part entière.


Il est vrai que cette génération ne fait rien pour être remarquée. Fumer du cannabis n'est plus un acte de distinction : "La dimension politique a complètement disparu, analyse le sociologue Michel Kokoreff. C'est devenu un phénomène de masse qui ne permet plus de se différencier. L'usage social qui en est fait oscille entre le dopage et le confort : on se délasse, on déstresse. C'est presque une déviance qui devient la norme." Même un commandant de police de l'ouest de la France reconnaît, en off, qu'il "n'emmerderait pas le monde" s'il reniflait des odeurs exotiques lors d'une soirée privée.


Très clairement, ces fumeurs de salon ne passionnent guère cet officier de la brigade des stups : "En France, il n'y a aucun consommateur en prison pour simple usage de cannabis." En revanche, il s'inquiète plus de l'exemple donné à la jeunesse : "En se cachant de moins en moins, ces quadras et quinquas banalisent la consommation pour la génération suivante. Or pour les jeunes adultes, c'est beaucoup plus fréquent de se taper, comme ils disent, de dix à quinze pétards par jour. L'autre problème, c'est que les dealers de cocaïne et de cannabis sont souvent les mêmes. Et leur intérêt est de les faire passer à l'étape suivante."C'est précisément cette responsabilité morale – "le mauvais exemple" – qui fait réfléchir les parents consommateurs, bien plus que la peur du gendarme et la peine très théorique d'un an de prison ferme et de 3 750 euros pour simple usage de stupéfiant.


"Je suis blanc, j'ai la quarantaine et la tenue du cadre correctement habillé, s'il y a un contrôle, je sais que ça ne tombera pas sur moi", estime Christophe Bartoli, qui confesse "aimer assez ce côté légèrement illégal". Pas question pour autant detenter le diable sur la route des vacances : "Je ne vais pas passer les frontières avec une barrette alors que j'ai ma femme et mes gamins dans la voiture." Etre pris la main dans le pot de cornichons devant ses enfants, c'est la pire crainte de ces papas fumeurs constamment obligés, à la maison, de mettre "le matos" hors de portée des petites mains farfouilleuses.


"DANGEREUX D'OUVRIR LES VANNES"








"Il y a très peu de chose dans ma vie que je fais et que je n'aimerais pas voir mes enfants faire. Le cannabis en fait partie. Je ne veux pas leur mentir mais je ne peux pas leur dire la vérité. Je ne sais pas du tout quelle sera mon attitude quand ils seront ados. C'est pour moi une cause de stress." Et de tension conjugale..."Ma femme ne comprend pas. Elle me dit : "Mais, bon sang, on a quarante balais, il est temps de passer à autre chose !" Mais, cette page-là, je n'arrive pas à latourner. J'ai 42 ans, deux enfants, un crédit, une vie d'adulte bien installé. C'est le dernier lien qui me rattache à ma jeunesse." A l'inverse de la plupart des consommateurs du même âge, ce cadre d'une maison d'édition parisienne ne cherche pas à présenter son joint journalier comme un plaisir inoffensif (l'inusable "c'est comme boire un bon verre de vin"). Il avoue "un besoin psychologique" defumer et donc "une forme d'addiction" au tétrahydrocannabinol (le THC, le principe actif du cannabis). La preuve, il lui arrive d'en rêver la nuit !


Auguste Blanchard, lui, n'a guère eu de difficultés à tourner la page. C'est à l'approche de la cinquantaine que ce journaliste a décidé de prendre sa retraite de consommateur (et d'auto-producteur) de cannabis. Le cap psychologique du demi-siècle ? Peut-être. L'arrivée de la progéniture à l'âge ingrat ? Plus sûrement."Quand ton fils a 12-13 ans, tu te donnes bonne conscience en lui sortant ton petit discours sur le thème "le cannabis, c'est la même chose que l'alcool, sauf que ce n'est pas autorisé". Jusqu'au jour où il a 16 ans et que tu sens une drôle d'odeur dans sa chambre, tu vois qu'il a les yeux rouges. Même si tu sais que tes enfants n'ont pas eu besoin de toi pour se mettre à fumer, tu es un peu gêné aux entournures. Tu ne peux pas vraiment leur dire : "Ne faites pas ce que moi je fais !" Une fois ou deux, j'ai dû dire à mon aîné de fumer un peu moins. Mais, au final, tout est rentré dans l'ordre."


Depuis, l'aîné d'Auguste Blanchard est resté un fumeur récréatif (et épisodique) menant "une vie équilibrée". A l'occasion, le père tire quelques taffes sur le joint du fils, aujourd'hui âgé de 28 ans. Pour les deux, la scène aurait été inconcevable il y a une dizaine d'années : "Nous aurions été très gênés. Il y aurait eu un petit côté incestueux. La transgression ne peut pas être intergénérationnelle." En tant que citoyen, le journaliste se dit "mollement" favorable à la dépénalisation du cannabis, tout comme Hervé, l'instituteur pour qui la course aux "faux criminels" est du temps perdu. Ils avancent des arguments bien connus : arc-boutée sur la loi du 31 décembre 1970, la France serait prisonnière d'une logique aussi répressive qu'inefficace. Plus de treize millions de nos compatriotes ont consommé du cannabis au moins une fois dans leur vie, selon le baromètre santé 2010 de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé. Quant aux jeunes Français, ils sont présentés comme les champions européens de la fumette.


Les consommateurs aux tempes grisonnantes se montrent toutefois plus circonspects concernant une légalisation (encore bien hypothétique) du cannabis. Auguste Blanchard se demande s'il ne serait pas "dangereux d'ouvrir les vannes". Se fondant sur sa propre expérience, Christophe Bartoli se dit "totalement opposé"à la vente libre : "Je suis assez faible avec les drogues. Le fait que ça ne soit pas si facile d'en trouver est une très bonne chose dans mon cas." A l'inverse,"persuadée de ne rien faire de mal" ni d'affecter sa santé, Françoise Messager verrait d'un bon oeil une légalisation des drogues douces sur le modèle néerlandais, avec ses coffee-shops et sa vente soigneusement encadrée. A ses yeux, la grande absence des fumeurs matures du débat public français ne serait d'ailleurs pas un oubli innocent mais plutôt une conspiration du silence : "Si on commence à parler de tous ces quadras qui consomment du cannabis sans être en marge de la société, avec de chouettes familles et des boulots sympas, alors il ne sera plus possible de présenter le cannabis comme un danger."

Source : Le Monde. 

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