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5 nov. 2014

SEXUALITE, GENETIQUE ET FAMILLE ; L’HOMOPARENTALITE EN QUESTION

Par Damien Viguier, Avocat & docteur en droit

1. L’union matrimoniale entre personnes de même sexe est maintenant un donné de la législation française. Quoique la polémique ne soit pas éteinte pour autant, elle tend naturellement à se déplacer sur la question connexe de la parentalité homosexuelle. Il ne pourra en résulter qu’une clarification de la situation, car il était artificiel de distinguer la filiation du mariage, qui y a toujours trouvé sa seule raison d’être. Mais il faut bien noter que la question ne se pose plus dans les mêmes termes. Juridiquement, les termes du problème sont mêmes inversés. 

Le mariage homosexuel présupposait, plus qu’il ne réalisait, une parfaite égalité de condition juridique entre homme et femme, égalité allant même jusqu’à l’indifférenciation. Au contraire, la parentalité homosexuelle maintient une différenciation des rôles parentaux qu’au demeurant elle est encore, en l’état actuel des choses, bien obligée d’accepter. L’enfant est génétiquement issu, à part égales, d’une cellule mâle et d’une cellule femelle. On n’a donc pas suffisamment remarqué que la parentalité homosexuelle, si elle suppose, on l’a dit, une préalable égalité de statut entre les deux sexes, n’entraîne pas une parfaite indifférenciation des rôles parentaux, qui demeurent sexués.


2. Cela ne forme pas pour autant un obstacle à la parentalité homosexuelle. C’est ainsi que dans un couple de femmes, l’une des deux sera biologiquement et juridiquement la mère, tandis que l’autre sera seulement structurellement à la place du père réel, donneur de sperme plus ou moins médicalement assisté en cela, ou même père légal ou réel de l’enfant adopté. En tant que cette femme remplace et se substitue au père biologique, elle sera un père fictif. 

C’est ainsi que sous le Code civil du Québec il est interdit à l’épouse lesbienne d’aller à l’encontre de la présomption pater is est, qui veut que le mari de la mère soit supposé être le père, et d’agir en désaveu de paternité, dès lors qu’elle a été associée au projet de procréation médicalement assistée dont l’enfant est effectivement issu. Réciproquement, en cas de couple d’hommes, celui des deux qui n’a pas de lien biologique avec l’enfant prendra en quelque sorte la place de la mère biologique, évincée par adoption ou autrement. Les parents homosexuels peuvent d’ailleurs, d’un enfant à l’autre, inverser les rôles. Il n’empêche que, hormis le cas plus confus où ni l’un ni l’autre n’aurait de lien biologique avec l’enfant, le phénomène de la parentalité homosexuelle tient à ce qu’un homme soit en place de mère, et une femme en place de père.


3. Peut-être y as-t-il quelque chose de l’aboutissement ultime du fantasme homosexuel, pour une femme, de prolonger la séduction et l’opération de l’acte sexuel sur une autre femme, jusqu’au point de lui susciter un enfant – vraiment comme un homme. Et réciproquement, pour l’homme qui se donne passivement dans l’acte sexuel à un autre homme, n’est-ce pas le terme du parcours que d’aller jusqu’à lui donner un enfant – vraiment comme une femme. Sans nier que le puissant désir d’enfant, qui relève de l’instinct de survie, y tienne évidemment sa part, il semble bien que le phénomène de la parentalité homosexuelle puisse être rapproché de celui du travestisme, et même du transsexualisme. La parentalité homosexuelle pourrait bien relever du fantasme de changement de sexe ; volonté de l’homme d’enfanter comme une femme, et de la femme de procréer comme un homme, et d’être, l’un comme l’autre, reconnus pour tels par l’enfant.


4. Ce qu’il y a d’absolument remarquable c’est que le Droit, non pas seulement la législation (qui peut être modifiée et que l’on peut plier à peu près selon les désirs de chacun), mais le système juridique en son entier, ordonnancement théorique et juristes compris (qui en forment l’appareil humain), soit capable d’acclimater pareil fantasme. Juristes comme non juristes, adversaires comme partisans de la parentalité homosexuelle seront intéressés d’apprendre qu’en effet, le Droit, un Droit dont la séparation réputée infranchissable entre les deux sexes constituait jadis, il n’y a pas si longtemps, le socle, ait pu en arriver à fournir ainsi au fantasme l’instrument de sa réalisation. 

Peut-être, d’ailleurs, la perversité tient-elle aussi un peu au fait que cette loi, capable ici ou là d’interdire et de punir très sévèrement les actes homosexuels, soit susceptible également de fournir les instruments de leur ultime réalisation. Voilà bien ce qu’il faut observer, ce que les partisans de l’homoparentalité seront heureux d’apprendre, et que les réactionnaires de tous bords auraient tort de ne pas admettre : le Droit fournit aux personnes qui le désirent les instruments de la transgression de la limite que la nature leur avait assignée. Admettre ce dernier fait est un préalable pour entreprendre d’en chercher la raison. Car la seule question qui mérite d’être posée, qui intéressera là encore partisans comme adversaires de la parentalité homosexuelle, c’est de savoir comment et pourquoi on en est arrivé là.

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5. Une voie possible de compréhension des phénomènes sociaux que nous vivons actuellement en Occident tient au phénomène de la dissolution quasi complète de la famille clanique, c’est-à-dire de la famille au sens le plus traditionnel. Car mère porteuse, père donneur de sperme, échange des rôles entre homme et femme, adoption de l’enfant d’un autre, toutes ces institutions étaient de très longue date déjà présentes dans le Droit. Mais elles servaient dans le cadre de la famille clanique, et pour sa perpétuation. Il a fallu la désagrégation du clan, structure sociale élémentaire, qui s’est opérée sous le coup de la montée de l’égalité entre les sexes, au moyen du mariage, érigé en modèle familial alternatif, pour que ces instruments, désormais sortis du cadre pour lequel ils avaient été élaborés, servent les fins du ménage homosexuel, lui-même rendu possible par une conception extrémiste de l’égalité. 

Aussi le mariage tel que nous le connaissons, le mariage égalitaire, et même le couple parental égalitaire, loin de représenter le modèle adverse du couple homosexuel, en constitue-t-il plutôt le tremplin. La véritable opposition est celle du clan et du couple. Le clan repose sur la relation de l’enfant à l’un seul de ces deux parents, le père, dans les systèmes patriarcaux, la mère, dans les systèmes matriarcaux. Le couple brise cette structure en établissant un lien avec les deux parents. L’institution clanique est toute entière fondée sur la distinction des rôles d’un sexe à l’autre. Il n’est donc pas difficile de comprendre que la montée de l’égalité des sexes signe le déclin de l’institution clanique. Ce faisant, la différence biologique subsiste entre mâle et femelle. Mais cette dernière barrière est franchie par le mariage et la parentalité homosexuelle. Et elle cède grâce à des instruments juridiques qui s’étaient acclimatés au sein de l’institution la plus sexiste et la plus inégalitaire qui soit.


I. LE DROIT DU CLAN

6. Ce qui règne, au stade le plus « naturel » que connaisse l’espèce humaine, ce n’est précisément pas la nature, mais le social, le construit et la fiction. Non le couple, mais le lignage, non la réalité biologique, mais la fiction de reproduction monoparentale, oserait-on dire.


A. L’institution des places et leur distribution

a) La discrimination sexuelle

7. Au service du clan la nature pliait à deux reprises. Elle pliait d’abord par l’exclusion de l’un des deux parents. Ce n’est pas que les sociétés archaïques n’aient pas eu accès au savoir selon lequel la reproduction de l’être humain exige la rencontre d’un homme et d’une femme, mais elles ont feint d’ignorer ce fait de nature pour construire des croyances selon lesquelles, dans le contexte patriarcal, l’enfant venait du père, ou, dans le contexte matriarcal, de la mère. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans les méandres détaillés d’une ethnographie intarissable de couleurs et de nuances. En outre, au système clanique sont attachés des faits politiques, religieux (le totem), de transmission de savoirs techniques qui ne forment pas notre objet présent. Si nous nous concentrons sur la filiation, sur ce qui fait la famille au sens traditionnel, il faut noter que l’exclusion de l’un des deux géniteurs est la condition d’existence du clan, cellule sociale élémentaire.


8. Dans toutes les sociétés traditionnelles que régit encore le système clanique, l’interdit de l’inceste entraine le fait que le père et la mère d’un enfant appartiennent nécessairement à des clans différents. Le couple ne constitue pas un nouveau clan distinct de celui dont le père et la mère sont issus l’un et l’autre et auquel ils continuent d’appartenir après leur union. Dès lors leur enfant devra nécessairement être attribué à l’un au détriment de l’autre. L’enfant ne peut multiplier ses appartenances, ou se dédoubler. Par conséquent soit l’enfant est rattaché à son père, pour intégrer le clan de ce dernier, soit il est relié à sa mère et intègre le clan de celle-ci. Dans le premier cas, dans le contexte patriarcal, la femme entre en étrangère au sein du clan de l’homme pour fonder avec lui un ménage dont le fruit appartiendra normalement au clan qu’elle a rejoint. Le couple et l’accouplement ne sont pas niés. Mais ils sont reconnus d’abord comme étant au service de la reproduction de l’un ou l’autre des deux parents. Ils sont reconnus ensuite en tant qu’ils servent à retracer la généalogie du membre du clan, et à travers celle-ci l’histoire des alliances de son clan avec d’autres clans.


9. L’essentiel tient à cette structure qui fait prédominer l’intégration au clan sur la généalogie par l’ensemble des géniteurs mâles et femelles. Le système est soit patrilinéaire, soit matrilinéaire, ce qui n’est pas indifférent à noter à l’heure où nous sommes du souci d’égalité entre les sexes, quoique la patrilinéarité soit plus répandue. Mais il n’est pas sur cette terre de système sexuellement indifférencié, c’est-à-dire où l’on appartiendrait à l’un ou l’autre des clans parentaux suivant un critère indépendant de l’anatomie sexuelle du sujet. Quant à la bilinéarité, c’est un non-sens, les cas que l’on vise sous ce terme se rattachant en définitive à l’un ou l’autre des deux systèmes possibles. Certaines choses proviennent de la mère, d’autres du père, mais l’essentiel de l’appartenance au clan, sur quoi se fonderont la solidarité de la vendetta et l’héritage de la terre ne provient jamais, tant que le système reste clanique, des deux côtés à la fois.


10. Ces sociétés archaïques dont la nôtre est issue en droite ligne reposent sur un artifice, sur une fiction, sur du culturel et du construit, en un mot sur du social dans la mesure de leur indifférence à la réalité de la généalogie biologique et génétique. Le système clanique, en sa structure, repose sur une constante dissymétrie entre le rôle dévolu au mâle et celui dévolu à la femelle. Dans le contexte d’un système clanique patrilinéaire toute mère est porteuse, ou, pour le dire plus exactement au vu des progrès actuels de la médecine, toute mère est donneuse d’ovocyte (car la mère porteuse, dans le fond, qu’est-ce d’autre qu’une nourrice prénatale ?). Dans certains cas cela se traduit par la croyance au rôle exclusif du sperme, seule cause de la vie, la mère n’étant que le récipient et le sac. Toute gestation, quoi qu’il en soit, est pour autrui. Sauf à produire un bâtard, maudit des hommes et des dieux. On comprend dans ce contexte la facilité avec laquelle la maternité de substitution a pu être acceptée, comme dans le cas biblique de Sarah et de son esclave Agar, qui à la place de sa maitresse a enfanté un descendant d’Abraham. Semble moins choquante également, cette pratique, attestée à Rome, où le divorce était permis, qui consiste à faire tourner une femme féconde d’une famille à l’autre.


11. On conçoit peut-être mieux, maintenant, d’abord, au plan de la méthode juridique, l’intérêt qu’il y a de déplacer les questions bioéthiques du terrain de la norme, où elles s’enlisent, sur celui de la casuistique ; ensuite, sur le fond, à quel point la gestation pour autrui, dont les couples homosexuels d’hommes veulent s’emparer, est un mécanisme profondément ancré dans les tréfonds de notre inconscient collectif. Il va sans dire que dans le contexte clanique l’homosexualité, si elle vaut comme rituel ou comme loisir, n’a pas le rôle qu’on cherche à lui faire jouer de nos jours, où l’on cherche à fonder des couples parentaux. Mais utiliser l’idée d’une mère donneuse d’ovocyte pour pallier à l’infécondité d’une femme, constitue déjà, dans le cadre du couple hétérosexuel, une perversion de l’ordre des choses, parce que le rôle de la femme en est exacerbé. A l’inverse, dans le système du clan matrilinéaire ce sont les hommes qui sont réduits au rang de donneurs de sperme, sensés arroser la matrice source de vie.


b) L’interdit de l’inceste

12. Dans le cas patrilinéaire le clan se perpétue par la descendance masculine du père, les filles partant pour rejoindre d’autres clans où elles seront fécondées et enfanterons, tandis qu’à leur place des filles venues d’autres clans rejoindrons celui de leur père, pour s’unir à leurs frères et leur donner une descendance. Vice versa dans le cas matrilinéaire où ce sont les mâles qui essaiment à l’extérieur d’un clan qui se perpétue de mère en fille. Faut-il le préciser, le lieu et l’organisation de la résidence du couple n’a que peu à voir avec ce système.


13. L’interdit, dans le contexte patrilinéaire, repose sur le cas d’un enfant qui aurait père et mère portant même nom, mêmes armes, ayant même totem et appartenant donc au même clan. L’inceste consiste, non pas seulement pour un frère et une sœur issus du même père, mais encore pour un cousin et sa cousine issus, par leur père, du même aïeul, de convoler. Car en ce cas, la cousine, comme la sœur, est destinée à sortir du clan pour épouser le membre d’un autre clan. Cela vaut théoriquement à l’infini tant que le clan ne s’est pas disloqué. En revanche, rien n’interdit qu’un enfant soit issus de l’union d’un homme et d’une femme qui ont un aïeul commun, bien que ce soit par son père pour l’homme, si c’est par sa mère pour la femme : car en ce cas la « cousine » appartient à un autre clan que celui de son époux. Cela signifie que, d’un clan à l’autre, le don de sa fille par l’aïeul est compensé par le don en retour d’une fille à son petit-fils. 

De même lorsque l’aïeul commun est relié à la femme par son père, dès lors qu’il est relié à l’homme par sa mère : même raison, encore que dans ce cas l’on puisse trouver des raisons pour interdire l’union : l’aïeul a donné sa fille au clan de l’homme, et son fils donne à nouveau sa propre fille à ce même homme (redoublement inéquitable), l’homme reproduit le mariage de son père (ce qui est gênant) et enfin l’homme aurait pour épouse une femme portant le même nom que sa propre mère. Quant au quatrième cas de figure, celui où les deux parents seraient chacun issus du même aïeul par leurs mères, il est en soi indifférent au regard des interdits. 

On voit donc que l’eugénisme génétique n’a rien à voir avec l’inceste, même s’il a pu trouver son compte dans ce système. Remarquons au passage la différence de structure que ce système institue entre l’inceste père-fille, dont la raison peut somme toute se ramener à l’inceste frère-sœur, oncle-nièce et cousin-cousine, et l’inceste mère-fils, qui relèverait peut-être plutôt, avec l’inceste père-bru et frère-belle-sœur, de l’interdit de l’adultère. Tous ces cas peuvent être renversés dans un contexte matriarcal : l’aïeul est remplacé par l’aïeule, etc. On obtient alors un tableau complexe mais complet de ses fameuses structures de la parenté qui depuis leur découverte par MORGAN échauffent l’esprit des anthropologues, des psychanalystes, des sociologues et des rares juristes qui osent encore s’aventurer en ces contrées (alors que MORGAN, comme BACHOFEN ou WEBER, étaient juristes).


14. Le clan, exogame, suppose une société plus large que lui et qui l’englobe. Au moins, théoriquement, deux clans. Un pluriversum qui, en revanche, quoiqu’il ne soit pas à l’abri des scissions et des fusions, peut fonctionner de manière endogame, dans une manière d’autarcie sociale, formant alors tribu. L’univers humain s’arrête normalement, chez les peuples archaïques, aux portes de la tribu, c’est-à-dire qu’il se réduit au monde des clans avec lesquels ont lieu alliances matrimoniales et conflits ordonnés. Mais évidemment que la très longue histoire de l’humanité depuis la lente spéciation qui l’éloigne toujours plus des autres animaux, et la prolifération exponentielle de l’espèce humaine, a donné lieu aux notions d’ethnie et de race. Mais ce sont des notions savantes, non point issues du terrain lui-même.


15. DARWIN y ayant pris sa part, on a poussé la curiosité scientifique jusqu’à observer, non plus les sociétés sauvages, mais la société animale du singe, et en particulier celle des grands singes. Et l’on observe que ceux-ci sont organisés en sociétés qui sont comme des mondes clos, qui ressemblent à des tribus, composés chacun d’une pluralité d’agrégats d’individus regroupés en bandes, à l’image des clans, eux-mêmes constitués d’une ou de plusieurs femelles et de leurs petits. Ces agrégats se scindent ou fusionnent en fonction des variations respectives du nombre et de la quantité de leurs membres et des variations du milieu. Ils sont exogames. Tantôt ce sont les jeunes mâles qui à la puberté en sortent pour rejoindre les agrégats voisins, tantôt ce sont les jeunes femelles.


16. Nous ne sommes pas habitués à raisonner selon cette logique, qui pourtant est dans l’ordre naturel des choses. Le couple égalitaire fondé sur le mariage bourgeois, image d’Adam et Eve, puis de l’image de cette image, du Christ et de son Eglise, qui établis un lien équivalent entre l’enfant et ses deux parents, répond à une idéologie du mélange et de la mixité, l’être nouveau étant le fruit d’une rencontre et d’un croisement. L’ordre clanique, à l’inverse, obéis à la logique de la dissémination et de la multiplication des souches. L’accouplement et le foyer familial bourgeois (longtemps « un papa, une maman, qui s’aiment », aujourd’hui deux « homosexuel[le]s ») s’y trouvent dépassés par deux puissantes forces structurantes d’une société des clans : la reproduction exclusive de soi dans un autre, et l’interdit de l’inceste. Mais cette institution structurée des places et des fonctions, et leur distribution entre les sexes, n’exclut pas la substitution des personnes, forme de redoublement du culturel et du social que nous allons voir, le tout, distribution et substitution constituant une technologie juridique qui, pour archaïque qu’elle soit, n’en est pas moins fort savante.


B. La technologie juridique de la substitution des personnes

a) L’homme substitut de l’homme

17. Toujours au service du clan, la nature pliait aussi d’une toute autre manière que celle que nous venons de voir. L’ordre social clanique a très tôt su acclimater en son sein toute une technologie juridique d’exceptions et de fictions destinées à corriger ou même à contredire le cours naturel des choses. Sans le remettre fondamentalement en cause, mais au contraire tout en s’appuyant sur lui, elles ont peut-être, pour certains mécanismes, fini par contribuer à le renverser. Quoi qu’il en soit c’est également cette technologie qui, tardivement d’abord usitée pour les couples hétérosexuels occidentaux modernes, est en passe de servir aux couples homosexuels.


18. C’est ainsi, par exemple, que si, par le jeu de la présomption (d’ailleurs réfragable) de paternité, l’enfant a pour père le mari de sa mère, il est de nombreux cas où le père légitime de l’enfant n’est pas son père biologique. Nous ne voulons même pas parler du fait brut d’une infidélité, contrainte ou non, de la mère. Hypothèse que l’on pourrait dire Œdipienne qui met l’accent sur la distance qui peut s’introduire entre vérité génétique et réalité juridique. Nous pensons plutôt à des cas où le fait de nature est avéré, quoique l’on feigne de l’ignorer au profit du sort juridique qui est fait à la situation. Ainsi de l’homme qui verrait sa lignée s’éteindre avec lui, et son nom s’effacer, faute, parce qu’il est mort, absent, impuissant ou stérile, d’avoir une descendance. 

On connait le cas d’Onan, dont le frère était mort et qui fut chargé de susciter une descendance à son frère. Il prenait garde que sa semence ne tombât pas en terrain propice, parce qu’il savait que la descendance ne serait pas à lui (GEN. 38, 8 ; cf. ZOHAR I 91b, 92a). Même cas dans l’Inde ancienne, où selon les Lois de Manou le mâle survivant doit tâcher d’engendrer en copulant avec l’épouse de son frère défunt. Cas comparable observé par l’anthropologue GODELIER, chez les sauvages de Nouvelle Guinée : quand un homme meurt, son épouse est héritée par l’un des frères ou l’un des oncles du défunt (Métamorphoses de la parenté, 2004, 71). Ce sont, à l’évidence, des cas de don de sperme. Ils plongent dans le passé le plus lointain de l’humanité, et se prolongent jusqu’à nos jours. Aussi y-a-t’ il quelque chose de la barbarie, pour les juristes occidentaux, à froncer gravement les sourcils au sein de comités de bioéthique pour résoudre des cas soi-disant indécidables selon le Droit. Quant à l’adaptation possible de cette exception au cas du couple lesbien, il n’est même pas la peine d’y insister : à l’heure de l’égalité des sexes une femme peut fort bien y être en place de l’homme castrat, impuissant ou stérile.


19. Autre cas, autre exemple, où le donneur reste anonyme : la théorie de l’endormissement de la semence, que l’on connait de longue date en terre d’Islam. Sachant que la présomption de paternité se prolonge après la mort du mari, pendant un délai, d’une durée variable, l’enfant qui naîtrait au-delà serait soit celui du nouvel époux de la mère, soit un enfant naturel. En ce dernier cas les juristes musulmans, parfaitement au fait des connaissances et des possibilités de la médecine, qui alors invalidaient leur hypothèse, ont élaboré la théorie selon laquelle la semence du défunt mari était entrée en sommeil dans le sein de la mère, pour ne se réveiller qu’après plusieurs années. Précisons bien que l’enfant légitime est sensé exister, et donc, en particulier, hériter, dès la conception. De sorte qu’en ce cas d’endormissement l’enfant existe avant le décès de son père, et peut donc hériter de lui.


20. Le sperme associé à la vie, finit, dans un retournement paradoxal, par n’être plus qu’un symbole, ce qui dévoile finalement la filiation à l’état pur ; ce au service de quoi l’idée de transmission de la vie d’homme à homme était vouée depuis le départ. Cela apparait avec une radicalité impressionnante dans le cas de l’adoption. Car alors, même si l’institution s’entoure de simulacres d’enfantement (cérémonie d’imitation de la parturiente, ce qui n’a pas laissé d’attirer l’attention de BACHOFEN, Le droit maternel, n°115), la filiation y est abstraite des contraintes biologiques. Toute entière au service de l’engendrement d’un autre soi, de l’alter ego, l’adoption est une intégration, un enrôlement au sein du clan, sans les contraintes du mariage. 

A Rome encore il était tout simplement inconcevable qu’il fut l’acte d’une femme, puisque la femme, dans le contexte des sociétés patriarcales, n’a pas pour mission de tisser un lien de filiation avec un enfant, mais uniquement de porter en son sein le fils ou la fille d’un clan étranger au sien. Incongrue, également, l’idée que ce soit un couple qui adopte : « un papa et une maman » ! lorsque la prouesse de l’institution consiste à tisser le lien de filiation, directement, sans avoir à en passer par le mariage. Là encore, s’il s’agit bien toujours du même noyau d’une seule et même institution, on mesure la distance abyssale qui s’est introduite entre le procédé de l’adoption traditionnelle et ce qu’on en fait dans nos sociétés occidentales. L’idée d’une adoption par deux personnes est tout simplement, dans le contexte clanique, un non-sens absolu. Il a donc fallu une gigantesque révolution anthropologique et sociale pour que cela semble à nos contemporains relever de la plus complète évidence.


b) La femme substitut de l’homme

21. Allons plus loin, entrons dans une contrée casuistique plus proche encore de nos perspectives avant-gardistes. Plus proches, parce que cette fois ce sont des cas où le jeu du rôle parental, sexué, on l’a vu, n’est plus entièrement tributaire du sexe de l’individu. Il y a, dans le couple, toujours une très nette distinction des rôles, et l’on ne sort donc pas du strict système clanique, mais, si en principe l’individu se voit bien assigner le rôle qui correspond à son sexe réel, il arrive exceptionnellement qu’un rôle masculin puisse être rempli par une femme, et un rôle féminin par un homme. Nous ne pensons pas au cas massif des sociétés claniques matriarcales, où toute la structure est inversée. Nous ne pensons pas non plus aux cas transgenres, connus de longue date, où une femme, par exemple, parvient à se faire passer pour un homme ; sans même évoquer le cas de l’hermaphrodite, lorsque le Droit, de très longue date, lui assigne un rôle qui ne correspond pas forcément à son sexe réel (chromosomique) ; on sait en effet qu’en Islam certaines école tranchent l’incertitude grâce au jeu d’une présomption de masculinité, tandis que d’autres, pionnières de la théorie du genre, Baber JOHANSEN l’avait noté, laissent le choix au comportement adopté socialement par l’individu.


22. Nous pensons au cas de l’homme qui n’a que des filles. A suivre les rigueurs du système, sa lignée devrait s’arrêter avec lui, puisque ses filles sont destinées à enfanter dans d’autres clans. L’héritage de l’homme sans descendance masculine reste normalement dans son clan, il va à ses frères ou neveux, oncles ou cousins, jusqu’à son plus lointain dernier parent vivant. Et pourtant on observe des exceptions à cette règle, dans les sociétés les plus diverses. La fille se trouve jouer un rôle normalement dévolu à l’autre sexe. Nous pouvons exclure de cette série la Rome antique, où, s’il vrai que la fille avait une part dans l’héritage de son père, à son propre décès ni son époux ni ses enfants n’étaient ses héritiers, mais ses frères ou neveux, oncles ou cousins, de sorte que le principe était respecté. Plus intrigant est l’aménagement apporté par la Thora à la règle successorale, au prix d’une entorse à l’interdit de l’inceste. 

Le nom du défunt Selophhad, du clan de Manassé, devrait s’éteindre, et ses oncles, en l’occurrence, hériter de son patrimoine, car il n’a eu que des filles. Celles-ci demandent à Moïse de porter leur cause devant Yahvé qui réforme ainsi la loi successorale du peuple élu : à défaut de fils l’héritage ira aux filles, et seulement à défaut de toute descendance aux frères et oncles du défunt. Les oncles de Selophhad exercent aussitôt une sorte de recours gracieux : ils font remarquer au divin législateur ce qui a dû lui échapper : qu’en se mariant les filles de Selophhad transmettrons les biens du clan de Manassé dans d’autres clans. Qu’à cela ne tienne. Yahvé amende aussitôt sa propre loi en interdisant purement et simplement aux filles héritières en ce cas d’épouser un homme étranger au clan de leur père (Nomb. 26, 33 ; 27, 1-11 ; 36 ; Jos. 17, 3-6). Un cas similaire est connu dans la Grèce antique avec la fille épiclère, fille sans frère, héritière mais obligée d’épouser son cousin, le fils du frère de son père. Dans de tels cas le principe est tout de même respecté, qui veut que l’héritage appartienne au clan, et qu’il ne doive jamais, par les femmes, en sortir.


23. Mais il est des cas où l’alternance des rôles d’un sexe à l’autre est plus accentué encore, parce qu’à observer la réalité naturelle on croirait vraiment que les biens changent de clan. La fille va épouser un homme mais les rôles seront inversés : les enfants issus du couple n’iront pas au clan du mari, mais à celui de la femme. Cela passe parfois par l’adoption du gendre par le père de l’épouse (ce qui est un cas limite au regard de l’interdit de l’inceste, sauf à considérer l’épouse comme cum manu dans sa propre famille). Exception entièrement destinée à la survie d’un clan donné, mais transgression dangereuse pour le système clanique en tant qu’institution reposant sur la discrimination entre les sexes. Le cas s’observe couramment en Chine, particulièrement de nos jours où la politique de l’enfant unique contraint de nombreuses familles à se contenter d’une descendance féminine. Même chose observée en Nouvelle Guinée, où le rôle du gendre est rempli par « le jeune homme orphelin, sans sœur à échanger » (GODELIER, 69). 

Cela s’observe dans la zadruga, la famille des slaves du sud, dans les Balkans, en Serbie. L’aristocratie occidentale connait l’institution du relèvement, lorsqu’une maison toute entière n’a plus de descendance mâle, les noms et les armes menacés d’extinction son relevés par l’époux d’une des dernières femmes du clan. L’héritage du clan se transmet aux enfants du gendre, qui portent le nom de leur aïeul maternel. En droit romain archaïque aussi, d’ailleurs, il pouvait arriver à un enfant d’hériter de la famille de sa mère. Mais c’était toujours dans le cas ultime où cette famille, élargie, au-delà même des agnats, à la gens toute entière, n’avait plus de descendance mâle. Il faut attendre le droit prétorien (IIème siècle avant JC-Ier siècle après JC) pour que l’enfant puisse commencer à entrer dans la succession de la famille de sa mère, toujours en l’absence de tout agnat, mais au détriment des membres éventuels de la gens. Encore n’est-ce que pas le détour de l’envoi en possession (bonorum possessio) : l’enfant n’est pas reconnu héritier légitime, il n’y a pas véritablement succession. Le prêteur protège une possession qui par le jeu du temps finit par accorder la propriété (usucapion). Entorse encore inavouée aux rigueurs du droit civil, mais premier signe de dissolution du système clanique.


24 On a donc bien là, dans le contexte archaïque de la famille traditionnelle, une anticipation sur les pratiques futuristes que l’on tend à promouvoir aujourd’hui où l’on veut qu’un homme fasse fonction de femme, et une femme, d’homme. La parentalité homosexuelle est rendue possible grâce à une technologie juridique de distribution des places et de substitution des personnes par laquelle le clan se structurait et se perpétuait. Mais le fait majeur n’est pas dans le mariage ou la parentalité homosexuelle, pas plus que dans les phénomènes de foyers brisés, de familles recomposées, de mères isolées ou de pères coupés de leur progéniture. Tous ces phénomènes ne sont pas des drames au regard du modèle du ménage bourgeois. Ils participent avec lui de la sortie du système clanique.


II. LES LOIS CONTRE LE CLAN

25. Au regard des millions d’années qu’a vécu notre espèce l’accident est récent, et il est encore aujourd’hui réduit à une frange très limitée de l’humanité. C’est à une anthropologie politique qu’est échue la tâche de comprendre comment l’on peut passer de la tribu à une société politique plus large, fédération de tribus, agrégat politique où déjà, avec la prime industrie et l’agriculture, la spécialisation des tâches accompagne l’émergence des premières entités politiques constituées et, avec les grandes « religions », le mouvement de sortie de la religion, mais aussi et surtout l’extermination et la désagrégation de populations tantôt réduites en esclavage, tantôt apparaissant sous la figure du plébéien, i.e. celui qui ne peut pas nommer ses pères. L’œuvre de Max WEBER peut se lire, après celle de Marx et d’Engels, comme la tentative de compréhension du trajet accompli. Le Droit civil fournit des critères fiables pour cette histoire. Le droit des successions en particulier est un point de repère incontestable. 


A. L’abolition de la discrimination sexuelle en droit successoral

a) De l’antiquité à la Révolution

26. C’est dans le droit romain que l’on peut observer le plus clairement les premiers signes d’une dislocation du système clanique. Le système juridique des anciens romains était très nettement patriarcal. Dans la Cité romaine antique on cultive jusque sous l’Empire le souvenir d’une unité politique fondée sur l’agrégation de trois tribus, chacune composée de dix curies. Et, même si à l’époque tardo-républicaine on disait la gens oubliée et que sous l’Empire avaient peu à peu disparues les dernières vieilles familles patriciennes, l’esprit naturellement réactionnaire de la jurisprudence romaine en a longtemps perpétué le système. Le droit romain avait ceci de particulier au regard de ce que les anthropologues ont depuis observé dans l’ensemble des sociétés archaïques, qu’il superposait deux filiations. 

A la filiation naturelle s’ajoutait la filiation civile. Distinction très nette que l’on a de nos jours confondue. Du point de vue naturel tout enfant était issus d’un père et d’une mère, et en lien avec l’un comme avec l’autre. Du point de vue civil l’enfant était fils ou fille de son père, l’époux de sa mère, et intégrait à ce titre la famille de ce père. L’enfant naturel, issus d’une union illégitime, n’intégrait aucune famille au sens strict, mais il restait simplement lié à sa mère. Manifestation de cette séparation, l’enfant d’une femme mariée était censé exister dès la conception ; tandis que l’enfant d’une femme non mariée n’existait qu’à l’accouchement. Le lien de l’enfant légitime à son père était dit agnatique. On parlait de lien cognatique pour le lien simplement naturel, avec le père comme avec la mère.


27. La lente évolution du droit prétorien, puis du droit impérial, avait érigé un véritable système successoral cognatique, mais subsidiaire au regard de la succession légitime agnatique, c’est-à-dire ne jouant qu’à défaut de tout agnat. C’est sous l’Empereur Chrétien d’Orient Justinien que le système successoral est mis sens dessus dessous. Les descendants héritent quel que soit leur sexe, à part égale, et sans retour pour les femmes, dans la succession de la mère comme dans celle du père. C’est Justinien qui institue tous les ascendants héritiers, quel que soit leur sexe et leur degré (l’aïeule maternelle peut hériter des biens de son petit-fils) ; il mêle frères et sœurs germains à cette classe, laissant les frères et sœurs utérins et consanguins à un troisième ordre, et pêle-mêle dans un quatrième les autres collatéraux ; et il établit la fente successorale, le partage de la succession en deux parts, l’une pour les parents paternels, l’autre pour les parents maternels. 

Rupture complète, révolution anthropologique, si l’on en voulait une, d’avec le système agnatique, qui reposait sur les parentèles. Le conjoint, même, se voit accorder des droits. Tenir une femme pour un homme, pour les besoins de la perpétuité du clan familial, c’est une chose, décider que les filles hériteront comme les garçons, et transmettrons à leurs enfants le patrimoine de leur père, c’est autre chose. Dans le cadre d’un régime juridique qui demeure, il est possible d’intégrer des exceptions et d’opérer des infléchissements. Il suffit pour cela de jouer sur la souplesse des notions ; ou plus radicalement d’opérer au moyen de la fiction. Mais on entre dans une toute autre dynamique lorsque sans toucher aux notions l’on commence à modifier les règles elles-mêmes. S’il est difficile de situer le moment où l’on a basculé d’un cadre dans l’autre, ce basculement, néanmoins, est indéniable. L’on est passé d’assouplissements qui ne tendaient tous qu’à la perpétuité de tel clan confronté en tel cas à l’extinction, à des changements de régimes qui signifiaient l’extinction de tout clan.


28. Toujours en Orient, quelques années après Justinien, le droit islamique, en accordant aux filles une part dans la succession de leur père, impose de manière tout aussi radicale une réforme à des sociétés pourtant farouchement patrilinéaires (jusqu’à nos jours tout le Moyen Orient reste un foyer de résistance de la structure clanique patrilinéaire). En terre chrétienne d’Occident, chez les barbares, les entorses au système ne sont pas moins présentes. A preuve les lamentations de ce noble franc qui voit dans la coutume de sa tribu « une impiété » et qui, « pour Dieu » et « par amour » donne à « sa douce fille » une part, avec ses fils, dans son héritage (J. MICHELET, Origines du droit français, p. 65). Néanmoins, l’ordre féodal, quasi-hégémonique en matière immobilière, reposait sur l’ordre familial agnatique (lignée masculine). 

L’ancien droit français a connu des règles variables, selon les coutumes, le statut des intéressés et la nature des biens en cause. Dans l’hypothèse où, entorse aux principes, l’on admettait que des biens aillent de la mère aux enfants, il fallait bien qu’à défaut de descendance ces mêmes biens soient susceptibles de repasser par elle pour retourner à la famille d’origine, plutôt que de remonter dans la famille paternelle. C’est le sens des adages propres ne remontent et paterna paternis, materna maternis que d’exprimer ce droit de retour qui montre que malgré le stade déjà bien avancé dans l’éloignement des principe l’on conserve tout de même une certaine conscience que l’enfant qui hérite de sa mère n’est qu’une sorte de détenteur précaire d’un héritage qui n’est pas le sien.


29. Sans s’appliquer directement en Occident, la législation de Justinien devait y avoir une incidence énorme, sur le droit du mariage. Contrecoup de la généralisation démesurée de la vocation successorale à tous les parents naturels, sans plus tenir compte de l’appartenance au clan, l’extension conséquente de l’interdit de l’inceste au même cercle élargis des parents. C’est Pierre DAMIEN, au XIe siècle, qui tire la conclusion : mariage et héritage sont exclusifs l’un de l’autre. Prémisse exacte encore à l’époque, même si de nos jours l’avancée de la décadence de l’ordre clanique est telle que l’on transmet directement l’héritage au (dernier) conjoint du défunt. Cousins par la mère comme par le père, issus des oncles comme des tantes, tous héritent, ce qui est l’œuvre révolutionnaire de Justinien ; donc tous sont en position d’inceste. 

Généralisation irrationnelle de l’interdit du mariage entre membres de clans différents, traditionnellement choisit comme conjoints privilégiés, ce qui n’a pas peu contribué à dissoudre la famille traditionnelle. Système au demeurant impraticable qui obligeait à solliciter, contre monnaie, des dispenses à l’Eglise. Une Eglise chrétienne d’Occident dont le rôle au sujet des mariages clandestins et dont la lutte intraitable contre l’aristocratie mériterait aussi d’être notés. Car le mariage conçu non plus comme rouage essentiel d’accords entre clans, mais comme rencontre entre deux individus, libres et égaux, est évidemment destructeur du clan. Il faudrait mentionner dans ce contexte l’évolution du droit des régimes matrimoniaux en France, avec, au Nord de la Loire, la montée de la communauté au détriment des propres. Mais je rappelle à cet endroit que Max WEBER, dans sa polémique avec BACHOFEN, concevait le mariage en tant que tel, non point comme une institution consacrant la supériorité hiérarchique du lien de paternité sur la maternité, mais bien plutôt comme une concession faite à l’épouse, dont le rang se voit par l’alliance consacré supérieur, quasi égal de celui de l’homme au regard de celui des simples concubines ; de sorte que l’enfant légitime bénéficie d’un sort privilégié. Difficile de situer dans l’histoire du droit le tournant.


b) Révolution française

30. La Révolution a incontestablement marqué une étape dans l’abolition de l’ordre clanique. Dans le but de lutter contre l’aristocratie d’ancien régime elle a instauré une législation successorale qui distribue volontairement et méthodiquement le patrimoine du défunt de manière à interdire sa transmission au sein d’un clan qui sans cela se constituerait, génération après génération, à travers le temps. Le Code civil français perpétue la Révolution française jusqu’à nos jours, ne cessant d’imposer un système selon ordres et degrés à l’imitation des Novelles de Justinien. Les enfants ou leurs descendants succèdent à leurs père et mère, aïeuls, aïeules, ou autres ascendants, sans distinction de sexe. Le deuxième ordre réunit père, mère et, toujours sans distinction de sexe, leurs descendants, collatéraux du de cujus ; le troisième comprend tous les autres ascendants, et le quatrième tous les autres collatéraux. Dans l’ordre ascendant, toute règle protectrice de la famille lignagère, constitutive, à ce titre, de l’aristocratie, a été abolie par la règle de la fente successorale (anciennement article 733 alinéa 1er du Code civil, aujourd’hui, depuis la loi du 23 juin 2006, article 746, règle dite « de la division par branches »). 

Les biens sont partagés par moitié entre le père et la mère, ce qui signifie qu’en cas de disparité de provenance des biens issus d’une lignée peuvent passer dans une autre en remontant (dès le niveau suivant des aïeuls la fente n’a plus lieu). Sous le Code civil jusqu’à récemment la dévolution au sein du deuxième ordre successoral, comprenant père, mère, frères et soeurs, s’organisait autour de cette fente : une moitié dévolue à la branche paternelle, au père et aux consanguins, l’autre à la branche maternelle, à la mère et aux utérins, les germains prenant part ici et là. La transmission des biens devient aléatoire, et toute succession agnatique impossible. Quant à l’inceste en ligne collatéral, il n’a lieu, de manière indifférenciée, que jusqu’au troisième degré. On a peu vu en quoi le droit successoral, selon le mot de TOCQUEVILLE, était un droit constitutionnel et politique (De la démocratie en amérique, titre 1, chapitre 3). 

LE PLAY lui-même pensait surtout au droit d’aînesse, qui pourtant est secondaire (il cite Tocqueville dans La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, New York, Arno Press, 1975, chap. 17, IV). Les juristes, historiens du droit et privatistes, répandent encore de nos jours dans les Facultés de droit l’idée que le Code civil fit œuvre de restauration (Laurent PFISTER, Introduction historique au droit privé, Paris, PUF, 2004, p.96) parce qu’il refusait tout droit à l’enfant naturel. Ce serait une étude en soi de montrer comment anthropologues et sociologues ont hérité des juristes un certain positivisme, je veux dire une certaine déférence pour le pouvoir en place et la législation qu’il promeut.


B Accélération de la lutte pour l’égalité entre les sexes

a) Le siècle des grandes réformes

31. Depuis la fin du XIXème siècle et tout au long du XXème siècle au nom de la lutte pour l’égalité les réformes se sont faites plus systématiques et se sont accélérées. Nos législateurs, notre doctrine juridique (quasi unanimement d’avant-garde) et notre jurisprudence mènent, depuis le second tiers du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, bataille après bataille, les réformes de la famille contre le système social clanique patrilinéaire. Concernant la fente successorale, elle a été abolie en 2001. Désormais l’on n’a même plus de raison de distinguer utérins, consanguins et germains, la fente ne subsiste que pour les ascendants depuis l’aïeul et pour les collatéraux hors parentèle des père et mère du défunt. L’égalité est complète de l’enfant naturel, fut-il adultérin, et de l’enfant légitime. Point d’orgue de cette destruction systématique, l’accroissement constant des droits successoraux du conjoint survivant, alors qu’inceste oblige il est bien la dernière personne à pouvoir prétendre perpétuer le clan. Mais tout le droit de la famille est concerné. 

Le Droit de la tutelle, le régime de l’enfance. L’égalité entre homme et femme en droit successoral a été suivie de l’égalité entre époux au sein du régime matrimonial, dès 1938, puis en 1941, 1965 et finalement 1985. De l’égalité entre époux dans le gouvernement de la famille, en 1970, avec cette nouvelle organisation d’une « autorité parentale » en place de la puissance paternelle. Autorité exercée par le père et la mère, mais très vite ingérable en cas de mésentente et exercée en pratique, avec la complicité du corps judiciaire, par les femmes (il faut bien trancher). Abolition, finalement, d’un des derniers témoins du système clanique patrilinéaire, avec la réforme du nom de famille. Accélération incontrôlable, donc, dans la subversion du système familial traditionnel.


b) L’avenir de nos sociétés

32. Cette entreprise de déconstruction de l’ordre social clanique n’est pas absolument terminée. Le nom de famille, par exemple, n’est pas complètement abolis puisque d’abord le port du seul nom du père demeure le principe et qu’il faut un accord des parents pour que ce soit celui de la mère qui soit porté, ou pour un accolement, dans l’ordre désiré ; mais ensuite et surtout, en ce cas d’accolement, l’enfant aura à faire le choix de celui des deux noms qu’il entend transmettre à ses propres enfants. La famille que ce nom identifie demeure donc une entité exclusive de l’une des deux branches, maternelle ou paternelle. Par conséquent nombreux sont encore les restes de cet ordre des choses « venu d’une société patriarcale d’un autre âge » (dixit le Garde des Sceaux, M. Lebranchu, le 21 février 2002, lors de la discussion devant le Sénat de la proposition de loi relative au nom de famille). 

En outre, il faut mentionner l’existence, non plus au plan des textes, mais au cœur de la réalité sociale, d’une résistance certaine, réfugiée dans un underground juridique, que ce soit au sein de certaine classe dirigeante, aristocratie de race ou d’argent, ou dans le milieu des organisations authentiquement criminelles, dont la famille par le sang est souvent le cœur, lorsqu’elle n’en est pas le modèle (dans des prisons pour femmes les détenues s’organisent en clan dirigés par une « mère » et composés de ses « filles », et des « filles de ses filles »). Et nous n’avons pas eu le temps de parler des fraternités, des ordres religieux et autres organisations plus ou moins discrètes sinon secrètes. Mais cela vaut aussi pour ses peuples sauvages qui ont subis de plein fouet l’agression inouïe des peuples de race blanche. 

Maurice GODELIER a observé une tribu de Nouvelle Guinée sur une durée de plus de trente ans. Il a pu suivre tout le cours de l’évolution, depuis le premier contact avec l’homme civilisé (lui-même), lorsque le système traditionnel était encore intact, jusqu’à actuellement où les membres des tribus sont entièrement entrés dans les rouages de la société occidentale. Le clan, en réalité, perdure parfois au beau milieu du monde moderne. Comme cadre protecteur pour l’individu, mais également comme cadre offensif pour entrer « dans les rapports de force économiques et politiques » (GODELIER, 562).


33. Néanmoins notre Droit a indéniablement atteint un état nouveau, par l’accumulation de quantité de changements, un saut qualitatif, une rupture profonde avec l’ordre ancien. Mesure de cette métamorphose, si l’on tient que la discrimination sexuelle était la clé de voûte de l’ordre social clanique, la possibilité du mariage et de la parentalité homosexuelle, une fois l’égalité entre homme et femme dans la famille parvenue à un stade d’avancement suffisant. Les droits occidentaux ont atteint un stade qui rend envisageable, au nom de l’égalité des sexes, que des couples de même sexe s’unissent, par mariage ou autrement, et nouent des liens de filiation avec un enfant. 

Loin d’une révolution brutale et soudaine, il s’agit d’une conséquence logique qui s’inscrit de manière cohérente dans l’évolution des droits occidentaux sur la très longue durée. Ceux qui s’alarment du phénomène ne voient pas que le terrain juridique y est prés, travaillé précisément par la promotion millénaire du ménage de l’homme et de la femme au nom duquel ils prétendent lutter contre le phénomène (cf. Cardinal André VINGT-TROIS, La famille et la jeunesse : une espérance !, Lettre pastorale du 12 juillet 2010). Ceux qui s’en réjouissent ne voient encore que confusément comment s’emparer des instruments que le Droit laisse, dans les décombres du clan, à leur disposition. Le clan détrôné par le couple égalitaire, qui prétend au rang de cellule familiale, cette technologie va continuer de servir. 

Le couple hétérosexuel, d’abord, mais qui n’en a qu’un usage marginal, surtout médical, ou de confort bourgeois, mais bientôt le couple homosexuel, qui ne pourrait pas s’en passer. Et c’est finalement ainsi que je m’explique que l’on puisse promouvoir l’homosexualité dans le mariage et dans la parenté au nom de la culture, du social, de l’artifice et de la fiction alors que longtemps ces vertus, si c’en sont, étaient du côté de la famille clanique, tandis que le côté naturel, biologique et la « boucherie » étaient du côté du couple.

*

34. Lorsqu’au second tiers du XIXème siècle les premiers juristes, MORGAN et BACHOFEN, prennent conscience de l’universalité du système de parenté clanique, en Occident la Révolution française est passée par là. Seuls sur cette terre les peuples occidentaux modernes qui se disent civilisés présentent cette particularité de fonder leur conception de la famille non pas sur l’intégration du nouveau-né au sein d’une lignée, par le biais de son reproducteur en quelque sorte, mais sur le couple du père et de la mère, eux-mêmes issus d’un père et d’une mère etc. Et dans le même temps les études indo-européennes montrent que ces mêmes peuples occidentaux sont eux-mêmes issus d’un monde très proche de celui qu’ils peuvent encore observer, mais que déjà ils entreprennent de détruire, tout autour d’eux, en Amérique, en Afrique, en Asie, en Océanie. Car le même type d’organisation sociale se retrouve chez les celtes, les slaves, les germains, les perses, les grecs et les indiens. Il faut prendre la mesure de l’impact de cette révélation d’une distance introduite avec notre propre passé. L’histoire s’en est trouvée renouvelée, à commencer par l’histoire romaine, avec Fustel de Coulanges.


35. On prend alors conscience de ce qu’est la famille traditionnelle depuis l’extérieur de son cadre, au miroir de ce qui apparaît dès lors, chez les Iroquois ou ailleurs, comme sauvage et barbare. Au XIXe siècle, bien rares les penseurs qui ne se laissaient pas aveugler par l’idée du progrès de l’espèce humaine conduite sous la direction éclairée et intrépide de la race blanche. Aux occidentaux modernes et individualistes, aveuglés par le modèle biblique et incestueux d’Adam et Eve, le couple d’individus libres et égaux semble être évidemment un modèle familial alternatif de la structure clanique. Aujourd’hui encore les juristes tiennent le ménage pour un modèle de famille en soi, concurrent victorieux du modèle lignager. 

On oppose ainsi famille nucléaire (père, mère, enfant) et famille élargie. Le couple bourgeois apparait comme un modèle supérieur au clan, qui lui-même avait bien dû sortir d’un état plus archaïque encore, la horde indifférenciée. De telle sorte que chez MORGAN comme chez BACHOFEN (et comme chez bien des historiens et des sociologues de l’époque) les choses apparaissent à l’image d’une évolution degré après degré. Horde sauvage, clan barbare, couple civilisé. Jusqu’à présent c’est avec la certitude de lutter pour le progrès de la civilisation, persuadés de construire une nouveauté émancipatrice, que les peuples européens se sont livrés, dans une quête effrénée d’égalité et de liberté, à la destruction du système clanique. 


Damien Viguier, Avocat – Docteur en droit

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