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3 déc. 2013

La question du rapport des bolcheviks et plus largement du marxisme à l'islam n'est pas qu'une question historique. D'abord parce qu'aucune révolution ne sort jamais définitivement de la scène de l'histoire sans laisser un héritage qui prolonge son existence dans les réalités nouvelles et sous des formes inédites. 
Mais aussi parce que comme le bolchevisme a historiquement constitué, au moins jusqu'à aujourd'hui, le sommet du processus intellectuel de radicalisation inauguré à l'époque des Lumières, l'attitude que les bolcheviks ont pu avoir à l'égard de la religion et en particulier de l'islam et des musulmans reprend en plus radical et en plus contrasté celle que l'on retrouve dans tous les courants issus de la pensée des Lumières, populaires comme bourgeois. Et ce qu'on nomme de nos jours l'islamophobie a toujours existé dans la mesure où l'islam, en plus d'apparaître aux yeux des athées radicaux, comme une religion identique aux autres, a été et constitue toujours aussi une religion liée à une expérience coloniale, post-coloniale et néocoloniale.


Les marxistes et tous les progressistes quelque soient leurs appartenances idéologiques ou religieuses devraient se rappeler les leçons contradictoires de la politique menée par les bolcheviks vis-à-vis des citoyens musulmans de ce qui allait devenir l'Union soviétique. Etat socialiste marqué dès le départ par des contradictions entre tenants d'un « fidéisme marxiste » rigoureusement athéiste, occidentaliste, moderniste, et partisans d'une compréhension plus « marxienne dialectique » et plus internationaliste, qui sut imaginer des passerelles entre l'iconoclasme marxiste et la foi islamique. Il ne s'agira donc pas ici d'analyser le rapport du marxisme à l'égard du phénomène de la foi, thème qui doit être traité en soi, de façon distincte, dans une perspective historique liée au mûrissement dans les sociétés occidentales d'une attitude nouvelle réagissant concrètement à des siècles d'hégémonie chrétienne. Il s'agira de faire ici une analyse concrète d'une expérience historique concrète, les relations évolutives du système soviétique à l'égard d'une structure religieuse en particulier, l'islam, religion clef dans les rapports entre le monde occidental, la modernité occidentale et le monde colonial de l'époque. Deux mondes entre lesquels allait se placer l'Union soviétique, située à la charnière entre l'Europe et ce qui allait devenir le tiers monde. Tiers monde que certains allaient commencer à considérer, surtout à partir du bolchevisme, comme le nouveau tiers-état révolutionnaire. Un tiers-état désormais mondial, dans le cadre d'un processus révolutionnaire international arrivé à l'époque de l'impérialisme. Question du rapport à l'islam qui, dans les pays occidentaux a pu être et peut toujours être aussi perçue non pas dans son aspect colonial et post-colonial, mais comme une répétition contemporaine de la lutte pour imposer une liberté de conscience « à l'occidentale », « désenchantée », « privée », dans des sociétés marquées encore par le poids de l'héritage d'une domination des Eglises tombées en crise. Mais en quelque sorte remplacées aujourd'hui dans la vision de certains par une nouvelle religion plus vigoureuse, l'islam.


Les musulmans de Russie et la Révolution


La révolution russe de 1917 a éclaté dans un empire qui abritait alors environ seize millions de musulmans de différentes nationalités, surtout d'origne turque ou iranienne — soit 10% de la population totale de l'Etat. La lutte contre le colonialisme tsariste puis la Révolution russe radicalisèrent les musulmans qui exigeaient le progrès social, l'accès à l'éducation de masse, la liberté religieuse et les droits nationaux que leur avaient en grande partie refusé les tsars qui, tout en reconnaissant le fait islamique de leurs sujets, cherchaient à maintenir un islam périphérique, tribal, statique, soumis, à leur service. Un islam toutefois reconnu légalement dans l'Etat russe depuis sa naissance (le bouddhisme aussi), à la différence des processus d'éradication de toutes les religions concurrentes qui s'étaient développés en Europe occidentale depuis le Moyen-âge et au moins jusqu'au siècle des Lumières, soit très tardivement.


Le 1er mai 1917, après ladite Révolution « de février », se tint à Moscou le premier Congrès panrusse des musulmans. Après des débats très vifs, ses délégués votèrent entre autre en faveur de la reconnaissance de droits égalitaires pour les femmes, faisant des musulmanes de Russie les premières au monde à être libérées des restrictions qui caractérisaient à l'époque la très grande majorité des sociétés musulmanes (et non musulmanes), depuis que les souverains héréditaires avaient remplacé le gouvernement par consultation, et que les femmes avaient vu leur statut se dégrader par rapport à celui en cours à l'époque du khalifat muhammadien de Médine. Mais ce fut aussi la Révolution russe qui, plus globalement, accorda parmi les premiers, le droit de vote aux femmes et leur pleine égalité juridique en Europe. Toutefois, alors que les « musulmans progressistes » de Russie imposaient ces changements au nom de l'islam, les dignitaires et les notables traditionalistes musulmans au même moment, s'opposèrent d'emblée à tout changement révolutionnaire, eux aussi au nom de l'islam. Ils dénonçaient tout changement qui visait à analyser de façon dynamique les textes, Coran, Sunna, Fiqh, en rejetant leur interprétation fixiste et littéraliste. Dans le contexte d'un monde encore largement dominé par les puissances ouest-européennes, et donc par l'eurocentrisme colonial, les marxistes russes, et parmi eux les bolcheviks, réagirent, eux aussi, de façon contradictoire à ces questions.


Athéisme, rationalisme ou libre pensée ?


Le marxisme est une conception matérialiste et donc immanentiste du monde, donc en principe totalement agnostique (athée ?). Mais si nous relisons bien Karl Marx, nous découvrons que derrière cette affirmation qui a dominé la scène marxiste depuis 150 ans, les choses sont beaucoup plus nuancées, et que Marx s'est plutôt attaqué aux déformations des religions « concrètes » en utilisant une démarche matérialiste, sans jamais vraiment poser la question de la spiritualité, et tout en s'opposant à la méthode idéaliste d'analyse de la réalité (http://www.lapenseelibre.org/articl...). Parce que Marx, et dans sa foulée, les premiers marxistes savaient que la religion plonge ses racines dans une situation dominée par l'oppression, l'inégalité et donc l’aliénation. Il leur fallait donc faire le tri entre cette situation donnée et les questions sur l'origine de l'univers et la spiritualité qui ne pouvaient pas être débattues dans le contexte d'alors, positiviste, scientiste et de toute façon décapant par rapport à une religiosité européenne en perte de ses fondements. L'athéisme fut d'abord un iconoclasme visant les fioritures religieuses accumulées pour justifier des pouvoirs désormais jugés injustes. Pour les premiers marxistes, l'islam n'était au départ qu'un épiphénomène parmi d'autres phénomènes « extérieurs » à leur monde, celui centré sur le christianisme, et éventuellement ses rapports conflictuels avec le judaïsme européen.


Mais le socialisme s'était à l'origine, avant Marx, développé comme un mouvement tirant son radicalisme du Christ, et c'est par rapport à un christianisme qu'il estimait nécessaire de déconstruire plus radicalement encore, que Marx plaça sa réflexion sur la religion. D'où l'iconoclasme radical, « athée ». Ayant pris en compte la situation d'oppression qui donnait à la religion sa force au sein des milieux populaires (sans poser la question qu’est-ce que la foi ?), les partis politiques marxistes n’ont en conséquence pas exigé que leurs membres ou leurs sympathisants soient athées, mais uniquement qu'ils combattent pour la justice et l'égalité sociale, qu'ils prennent acte de l'existence de la lutte des classes, du combat contre les tendances « individualistes bourgeoises » pouvant exister au sein de chaque être humain et qu'ils analysent, scientifiquement, c'est-à-dire sans a priori, la réalité environnante. Sans préjuger des questions spirituelles en soi, mais en prenant en revanche le maximum de distances envers les Eglises et les hiérarchies basées sur la religion.


Les bolcheviks à la croisée des chemins


C’est pourquoi les bolcheviks eux-aussi ne firent pas de l’athéisme un point de leur programme. La réalité de l'évolution concrète du processus révolutionnaire en Russie et dans les pays du bloc soviétique allait plus tard forcer en revanche le destin dans ce sens. Le parti bolchevik avait accueilli au départ en son sein des croyants, en particulier des musulmans, puisqu'il s'agissait d'une population marginalisée au sein de la société russe. Ce que d'autres partis communistes allaient faire également. Doit-on rappeler que le Parti communiste indonésien, qui allait jouer un rôle essentiel dans la libération nationale du pays, fut formé à partir de la transformation d'une organisation politique islamique, Sarekat islam, en organisation membre de l'Internationale communiste ? Léon Trotsky notait d'ailleurs en 1923 que dans plusieurs régions à dominante musulmane de l'ex-empire russe, près de 15 % des militants du Parti communiste étaient des musulmans. A la fois beaucoup et peu donc. Il considérait ces recrues avec intérêt mais aussi avec une certaine condescendance typiquement eurocentrique : « Des nouvelles recrues révolutionnaires inexpérimentées qui tapent en ce moment à notre porte ». Dans certaines régions d’Asie centrale soviétique, les musulmans représentaient toutefois jusqu’à 70 % des effectifs.


Sous la pression de Lénine, les bolcheviks adoptèrent finalement une approche différenciée vis-à-vis des chrétiens orthodoxes, religion soumise à une Eglise liée au tsarisme, au capitalisme et au service de l’accaparement des terres par des colons russes, et vis à vis de l'islam, religion de colonisés. La politique du Parti communiste pour l'Asie centrale proclamait que, à la différence de l'attitude de méfiance qu'il fallait observer envers l'Eglise orthodoxe : « l’absence totale de préjugés religieux » n’était pas une condition indispensable pour adhérer au Parti communiste. Il faut rappeler aussi que c'est de la même manière que les bolcheviks traitaient les rapports avec les autres minorités religieuses de l'empire (juifs, catholiques, protestants, bouddhistes), considérées comme ayant été réprimées, et bénéficiant donc d'un certain a priori favorable. Même envers le Vatican, les bolcheviks ne se prononcèrent pas d'emblée pour une rupture. < HYPERLINK "http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1993_num_105_1_4256 ; "http://www.persee.fr/web/revues/hom... >. Et l'on sait à quel point l'ordre des Jésuites était considéré par Lénine comme un modèle d'organisation pour les bolcheviks. Mettant les actes en conformité avec les paroles, en 1922, près de 1 500 « communistes » russes furent expulsés du Parti communiste du Turkestan à cause de leurs comportements que l'on peut qualifier de « néo-colonial », « ultra-laïciste », antimusulman ou simplement de leurs convictions religieuses chrétiennes affirmées. Mais aucun musulman ne fut exclu alors du Parti.


Malgré l'opposition de nombreux communistes, Lénine et ses partisans au sein du Parti avaient conscience que la prise en compte des crimes commis par le tsarisme au nom de la nation russe, de la civilisation européenne ou du christianisme dans ses territoires périphériques coloniaux, exigeait de rétablir un équilibre devant prendre en compte la nécessité de réhabiliter les musulmans opprimés. Lénine et plusieurs autres dirigeants soviétiques, Zinoviev en particulier, comprenaient qu’il s'agissait à la fois d’une question de justice fondamentale mais aussi d'une prise en compte des divisions de classes existant entre colonisés et colonisateurs. En même temps qu'il s'agissait de laisser émerger à la vue de tous les divisions de classe qui existaient au sein même des sociétés musulmanes et qui ne pouvaient pas être perçues tant qu'une forme ou une autre de domination russe resterait patente. Divisions dont le tsarisme s'était d'ailleurs servi pour s'imposer au sein même des populations musulmanes conquises. Mais là où les tsars s'étaient appuyés sur les notables traditionnels, princes, chefs tribaux, cadis, savants religieux enrichis, les bolcheviks allaient retourner les choses en s'appuyant sur les masses populaires et les intellectuels musulmans progressistes désireux d'imposer une vision de l'islam socialement égalitaire et intellectuellement novatrice < Voir : Rinat Šigabdinov, Cahiers d'Asie centrale, nos 13/14, « De la question du socialisme islamique. De la question du socialisme islamique au Turkestan : le parcours d’Arif Klevleyev (1874-1918) », Traduction de Aliyé Akimova ; et : < http://fr.internationalism.org/french/rint/109_religion.html >.


Dès le 20 novembre 1917, le nouveau gouvernement révolutionnaire avait proclamé une “Déclaration aux travailleurs musulmans de Russie et d'Orient”. Mais après la Révolution d'Octobre, alors que les armées contre-révolutionnaires étaient peu à peu défaites, des groupes de colons russes en Asie centrale avaient adhéré au parti bolchevik en passe d'être victorieux, plus par soucis de maintenir leurs positions dominantes et, de fait, coloniales que de promouvoir une réelle égalité sociale. Ils reprirent le slogan « Tout le pouvoir aux soviets ! » en cherchant à l'opposer aux revendications des populations coloniales, paysannes dans leur immense majorité, au nom d'une vision du progrès, de la laïcité et d'une phraséologie ouvriériste sans racine locale, ce qui était en fait une stratégie contre-révolutionnaire et réactionnaire. Pendant presque deux ans, la région avait été de fait coupée de la Russie centrale par les armées blanches, et ce sont donc ces colons russes, « bolcheviks » autoproclamés, qui purent avoir dans les faits les mains libres pour maintenir leur hégémonie, garder le contrôle des biens et persécuter les peuples « indigènes ». C’est là qu'il faut trouver la raison des révoltes armées que l'on qualifierait aujourd'hui d'islamistes qui éclatèrent dans ces régions, en particulier la révolte connue sous le nom des Basmatchis. Ils combinaient en fait le plus souvent propagande nationaliste, pantouranienne (pan-turkiste) et argumentaire « islamique », tout en s'appuyant sur les puissances coloniales anticommunistes (Grande-Bretagne, France, Etats-Unis), sur des anciens dignitaires « jeunes Turcs » ayant fui la défaite ottomane de 1918 et des anciens propriétaires terriens ou notables « musulmans » locaux de l'époque tsariste qui rêvaient désormais de créer des Etats indépendants, voire une grande fédération de tous les Turcs.


Lénine envoya alors une mission d'enquête en Asie centrale qui lui décrivit les injustices et les crimes commis par beaucoup de cadres bolcheviks locaux russes < "http://fr.internationalism.org/fren... >. Il réagit en exigeant un changement radical de politique en faveur des anciens colonisés et en soulignant l’importance « gigantesque, historique » de renverser l'ordre existant, eu égard à l'avenir de la Révolution bolchevique, mais aussi de la nécessaire convergence de tous les mouvements anticoloniaux et anti-impérialistes dans le monde. En 1920, après avoir réussi à faire voter ses propositions au sein du Comité central du Parti communiste, il donna l'ordre « d’envoyer dans des camps de concentration en Russie tous les anciens membres de la police, de l’armée, des forces de sécurité, de l’administration, etc. qui étaient des produits de l’ère tsariste et qui rôdaient autour du pouvoir soviétique parce qu’ils y voyaient le moyen de perpétuer ainsi la domination russe ».


Dans la foulée de cette décision, les monuments, les livres et les objets de cultes islamiques volés par les tsars et placés dans des musées ou des collections privées, furent rendus aux mosquées, et le vendredi — jour férié pour les musulmans — fut proclamé libre dans toutes les républiques soviétiques à majorité musulmane. Le droit de porter le parandjah(l'équivalent centre-asiatique du niqab, ou voile, à ne pas confondre avec le simple foulard, ou hijab), qui avait été interdit sous le pouvoir des « Rouges russes », fut rétabli et un double système juridique fut créé en 1921. Aux côtés des tribunaux soviétiques, des tribunaux islamiques administraient la justice selon les lois de la charia. L’objectif était de donner à tout musulman soviétique le droit de choisir dans ses litiges entre la justice révolutionnaire et la justice religieuse. Une telle approche partait souvent du principe implicite que ce choix allait amener progressivement les musulmans à opter pour la justice la plus progressiste, dans la vision de la plupart des communistes, c'est-à-dire la nouvelle justice soviétique. Mais beaucoup de communistes musulmans pensaient, eux au contraire, qu'une nouvelle interprétation du droit musulman, plus fidèle aux sources de l'islam, allait provoquer la naissance d'un islam de progrès apte à attirer vers lui les populations libérées du servage et de la colonisation. Avec l'aval du Kremlin, on créa donc une Commission spéciale de la Charia au sein du Commissariat du peuple (ministère) à la justice.


Cette commission, en accord avec l'accent mis sur les versets et les textes islamiques centrés plus sur le pardon et l'éducation que sur la répression, interdit les châtiments corporels habituellement prônés par la vision conservatrice de la charia, comme la lapidation pour adultère (des femmes comme des hommes faut-il souligner) ou la main coupée pour les voleurs. Le contexte social des crimes devait être à nouveau pris en compte (comme ce fut d'ailleurs le cas lors des premières décennies de l'islam) et, comme dans toute la Russie soviétique à l'époque, l'objectif ultime proclamé était d'en arriver à supprimer la peine de mort au nom du pardon dès que les conditions de guerre et l'élévation du niveau d'éducation des masses allaient le permettre. Les décisions des tribunaux islamiques concernant les questions de vie et de mort devaient de toute façon être confirmées par une juridiction soviétique supérieure. Rappelons à cette occasion que, à la différence de la lecture unilatérale du passé soviétique, les bolcheviks supprimèrent la peine de mort dès leur prise du pouvoir et ne la rétablirent que lorsque la guerre civile fut lancée par les forces contre-révolutionnaires. Puis, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'il pouvait sembler que la victoire sur les nazis avaient créé une situation de paix mondiale, Staline et les dirigeants soviétiques supprimèrent à nouveau la peine de mort qui ne fut rétablie qu'avec le début de la guerre froide. Evolutions qui nous montrent à quel point le système répressif soviétique n'était pas lié à une vision statique mais à une vision dynamique d'une société perçue comme devant en arriver à terme à un progrès humain compatible avec l'idéal communiste. On doit rappeler le caractère ambigu de l'Union soviétique du début jusqu'à sa fin, puisque cet Etat fut réellement créé au départ par des entités jouissant d'une autonomie réelle et qu'il disparut lorsque ces entités proclamèrent leur indépendance, après une période où la rivalité entre forces centrifuges et centripètes avait été arbitrée à Moscou.


Dans les faits cependant, malgré le renversement des basmatchis et la fuite de nombreux notables traditionnels, certains tribunaux islamiques s'opposaient à l'esprit de la nouvelle époque soviétique, et refusaient d’accorder des droits identiques aux femmes. Le divorce était souvent refusé aux femmes qui en faisaient la demande, et le témoignage d’une femme valait toujours la moitié de celui d’un homme, même si beaucoup de communistes musulmans estimaient qu'on pouvait avoir une autre lecture des textes du Coran et de la Sunna. Pour trancher ces dilemmes, en décembre 1922, un décret adopté à Moscou donna la possibilité qu’une affaire soit rejugée devant les tribunaux soviétiques si l’une des parties le réclamait. Mais pendant les années 1920, entre 30% et 50 % de toutes les affaires pénales jugées dans les républiques fédérées ou autonomes musulmanes furent résolues par les tribunaux islamiques, la proportion atteignant même 80% en Tchétchénie (Il faut rappeler qu'en Asie centrale, une partie de la population locale était alors russe, et donc chrétienne d'origine, une population juive était également présente donc soumise à la seule juridiction soviétique ; il en allait de même pour tout litige entre un musulman et un non-musulman) < http://www.persee.fr/web/revues/hom... >.


Les autorités établirent également un système d’éducation parallèle pour ceux qui souhaitaient que leurs enfants aillent dans une école islamique et non pas dans les écoles soviétiques communes pour tous les enfants. En 1922, certains biens ayant appartenu avant l'époque tsariste aux « waqfs » furent rendus aux administrations religieuses musulmanes, sous la seule condition qu’ils soient réellement utilisés pour des buts éducatifs, islamiques. De nouvelles madrasas (écoles religieuses) purent ainsi être créées. En 1925, 1 500 écoles musulmanes d'État existaient par exemple au Daghestan où elles accueillaient 45 000 élèves, alors que cette république ne comptait que 183 écoles publiques soviétiques. Et, en novembre 1921, il n'y avait qu'un millier à peine d'écoles soviétiques dans toute l’Asie centrale, fréquentées par 85 000 élèves — chiffre très modeste si l'on tient compte du nombre de jeunes scolarisables dans cette région. On voit là à quel point le système soviétique naissant s'implanta avec difficulté, ce qui faisait suite à la politique lamentable des tsars dans le domaine de l'éducation des masses. L'Asie centrale en effet, à la différence du Caucase, ne représentait pas seulement un territoire d'importance stratégique mais également un territoire au potentiel économique attrayant, d'où une attitude coloniale envers les populations locales < http://revuesocialisme.pagesperso-o... >.


A Moscou, le Commissariat du peuple aux affaires musulmanes supervisait toute la politique de l'Etat soviétique envers l’islam. Des musulmans assez marqués par les traditions d'une part et possédant des connaissances marxistes superficielles occupaient des positions clefs dans ce ministère. Ce qui aboutit progressivement à des conflits internes puis à des scissions au sein de la mouvance islamique. Les chercheurs ont pu constater que, à l'époque, la majorité des dirigeants musulmans soutenait le pouvoir soviétique qui leur avait accordé des droits inexistant auparavant, tant sur le plan religieux que économique et culturel, car le pouvoir soviétique appuyait la promotion sociale des jeunes musulmans, tout en garantissant, à l'époque, une réelle liberté religieuse. C'est à cette époque que des études, des articles, des débats examinant beaucoup de questions théologiques, culturelles, cultuelles, économiques, sociales agitèrent les milieux musulmans de ce qui allait devenir en 1922 l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), et portant sur les convergences ou même les similitudes existant entre les conceptions islamiques et les principes du socialisme. Ecrits qui dorment aujourd'hui dans les archives et les bibliothèques, n'intéressant qu'un nombre très restreint de chercheurs, musulmans ou non musulmans. Ces pensées s'appuyaient sur les revendications communes à l'islam et au marxisme : soutien à la justice sociale, refus de l'usure et de tout échange inéquitable n'étant pas basé sur la valeur travail, droits des peuples, opposition aux croyances magiques et aux superstitions, promotion d'une pensée rationnelle en tout. A l’époque, il n 'était pas exceptionnel d'entendre lors des manifestations de masse organisées par les communistes des slogans du type : « Vive le pouvoir des soviets ! Vive la charia ! » « Vive la liberté, la religion et l’indépendance nationale ! ». Car, à l'époque, l'URSS était présentée comme une union d'Etats libres, de républiques jouissant de leur droit à l'autodétermination, et non pas comme un Etat « unifié » imposé. Les partisans du socialisme soviétique et ceux d’un « socialisme islamique » appelaient ensemble les musulmans à créer des soviets, c'est à dire des conseils (shoura) de délégués populaires, dans les lieux de travail, les villages, les rues des villes, les quartiers. Quant à la charia, il faut savoir qu'elle constituait à l'origine le résultat d'un long travail juridique de plusieurs écoles concurrentes s'appuyant sur l'éthique islamique et le droit romain et ayant donné lieu à des débats et des divergences approfondies. Rien à voir avec la caricature qui en est faite aujourd'hui par des Etats réactionnaires comme l'Arabie saoudite.


Une politique de coopération et d'alliances


Les communistes soviétiques se rapprochèrent de plusieurs groupes politiques locaux avec qui ils signèrent des accords, comme, par exemple, avec le mouvement panislamique kazakh des Ouch-Jouz qui rejoint en 1920 le Parti communiste ou le groupe spirituel soufi basé chez les Tatars de la Volga des Vaïsites. Les Soviétiques accordèrent aussi leur appui à des organisations panislamistes ayant des influences des deux côtés de la frontière soviéto-iranienne comme celle des Djengelis. Au Daghestan, le pouvoir soviétique n'aurait jamais pu s'implanter sans les partisans du dirigeant musulman local, Ali Hadj Akutchinsky < http://revuesocialisme.pagesperso-o... >. Et bien sûr, l'islam soviétique bolchevik aurait été inimaginable sans la pensée et l'action du musulman tatar, Sultan Galiev, que certains décrivent comme un authentique musulman devenu pro-communiste, d'autres comme un marxiste camouflé en musulman, d'autres encore comme un nationaliste tatar rallié au pouvoir soviétique. < http://www.amazon.fr/Sultan-Galiev-... > . Quoiqu'il en soit, il allait être fusillé pendant la période stalinienne de répression du « nationalisme bourgeois » et « des superstitions religieuses ». Tout cela démontre néanmoins que, au début de la révolution et parfois encore plus tard, les jeux étaient ouverts et des convergences envisageables.


En Tchétchénie, les bolcheviks reçurent le concours d'Ali Mataev, le dirigeant d'une confrérie soufie bien implantée, qui prit la direction du Comité révolutionnaire tchétchène. Dans l’Armée Rouge, des dizaines de milliers de combattant luttèrent pour la Révolution au sein des « bataillons islamiques » du mollah Katkakhanov. C'était l'époque où l'armée rouge n'était pas que « russe » et unitaire, mais formait un regroupement de formations militaires nationales ou religieuses d'origine diverses regroupées autour de l'idéal d'une révolution internationaliste contre l'ordre ancien.


Lors du premier Congrès des peuples d’Orient qui se tint à Bakou en septembre 1920, Zinoviev, alors président de l'Internationale communiste, et plusieurs autres dirigeants bolcheviks rassemblèrent des représentants des « peuples coloniaux » et lancèrent un appel à la lutte des classes internationale anti-impérialiste et au « djihad » contre l’impérialisme des puissances occidentales qui avaient attaqué la Russie et exploitaient les peuples coloniaux. Deux ans plus tard, le quatrième congrès de l’Internationale communiste approuvait la politique d’alliance anti-impérialiste avec les panislamistes.


Les dirigeants du Kremlin envoyaient systématiquement des armées non russes pour combattre en Asie centrale et dans les régions musulmanes de l'ex-empire des tsars — Des formations militaires composées de Tchétchènes, d'Azéris, de Tatars, de Bachkirs, de Kazakhs, d’Ouzbeks, de Tadjiks et de Turkmènes se battaient à la fois contre les interventionnistes antibolcheviks étrangers, les troupes des pays coloniaux, les « volontaires » fuyant la Turquie défaite qui rencontraient d'ailleurs l'appui d'un certain nombre de colons russes ou de notables conservateurs musulmans locaux. Sur les fronts de l'Orient soviétique, les soldats musulmans tatars constituaient plus de la moitié des troupes < http://elkhadra.over-blog.com/artic... >.


Les bolcheviks de cette seconde phase de la Révolution (celle qui succéda aux premiers mois de la guerre civile) souhaitaient voir les peuples non russes de l'empire contrôler eux-mêmes les nouvelles républiques autonomes et républiques fédérées. Ce que l'on constatait à l'époque partout et qui était connu sous le nom de « korenizacja » ou « enracinement ». Cela impliquait dans beaucoup de cas le départ des colons russes (ou « cosaques ») implantés à l'époque tsariste dans le Caucase et en Asie centrale. Ils furent parfois encouragés à revenir en Russie et, dans certains cas, ils furent chassés de force. Les langues locales furent réhabilitées, voire créées sur des bases de standardisation moderne, à partir des dialectes existant, en même temps que les langues de communication intercommunautaires traditionnelles dans la région (persan ou turc sur le plan littéraire et politique, arabe sur le plan religieux) reprenaient une certaine vigueur. La langue russe cessa de dominer dans les écoles, les administrations, la presse, la radio, le film et l’édition.


Les autorités favorisèrent la lancement d'un programme légal visant à assurer la promotion sociale des cadres issus des anciennes nationalités ou religions marginalisées sous le tsarisme. De même les élus étaient proposés en fonction d'un système de quotas tenant compte de leurs appartenances de classe et de nationalité. Une sorte de « discrimination positive » à base ethnique, religieuse et de classe donc. Des représentants de ces nationalités furent nommés à des positions dirigeantes dans les organes administratifs de l’État et des partis communistes. Le Kremlin imposa la préférence en matière d’emploi pour les musulmans sur les Russes habitant ces régions et se refusa, à quelques exceptions près, à nommer des Russes venus d'ailleurs. De nouvelles universités locales virent le jour, soutenant la promotion des langues « nationales ». Elles commencèrent à former une nouvelle génération de dirigeants, de cadres, d'intellectuels et d'ingénieurs. Petit à petit cependant, cette politique allait tendre à limiter la position des langues « panislamiques », arabe, persan, turc, frayant indirectement la voie au retour du russe comme langue d'intercompréhension entre nationalités.


Cela se produisait dans une situation de graves pénuries liées au retard traditionnel de l'économie russe, à l'archaïsme des régions périphériques, aux ravages de la Première guerre mondiale et de la guerre civile et au blocus organisé par les puissances coloniales contre le jeune Etat soviétique. La pauvreté et la misère, et souvent la famine, étaient omniprésentes. Dès 1922, les subventions de l'Etat aux régions d'Asie centrale durent être diminuées et de nombreuses écoles publiques, soviétiques, furent fermées. Des professeurs abandonnaient leurs postes faute de pouvoir toucher leur salaire. Les écoles musulmanes locales qui s'appuyaient sur le bénévolat et les subsides privilégiés des populations locales représentaient dès lors souvent la seule voie d'éducation pour la population. « Quand vous ne pouvez fournir du pain, vous n’osez enlever aux gens son substitut », déclarait Lounatcharsky, le Commissaire du peuple à l’Éducation, pour contrer les pressions des « athées purs et durs » qui voyaient d'un mauvais œil la concurrence montante du réseau scolaire islamique et qui, faute de pouvoir aider le système scolaire soviétique, envisageaient la répression du système concurrent. Les efforts de l'Etat soviétique en faveur de l'éducation furent malgré tout constant dans la durée et finalement efficaces, mais la tolérance de ce pouvoir envers le réseau islamique d'éducation, parfois marqué par une vision sociale conservatrice soulignée par ses dénonciateurs, éveillait les frustrations de nombreux cadres communistes. La « libre concurrence » entre islam et communisme s'annonçait plus forte que prévue et les communistes n'en sortaient pas systématiquement victorieux.


Dans le même temps, et pour toutes ces raisons cumulées, les autorités supprimèrent en 1924 les subventions publiques aux tribunaux islamiques. A tous les niveaux, il existait dans le système soviétique une « révolution dans la révolution ». La nouvelle légalité était dans les faits de toute façon souvent impossible à mettre en pratique car beaucoup de jeunes femmes qui refusaient d’accepter un mariage arrangé par leur famille ou de se marier à un mari polygame, n'avaient aucun moyen d'imposer leur vue puisqu'elles n'avaient aucun moyen de trouver un travail rémunéré à la fois en raison de leur manque d'éducation et de la lenteur de la reconstruction économique. C'était la période dite de « Nouvelle politique économique » (NEP) qui voyait les bolcheviks tolérer la renaissance d'un secteur privé « envahissant » qui contribuait à une relance de l'activité économique mais qui drainait aussi vers lui les maigres surplus de la société, incapables dès lors de se lancer dans un ambitieux programme d'investissements, de reconstruction et de développement.


C'est dans ce contexte de lutte contre le sous-développement, de manque d'éducation et de renaissance des « régionalismes » dans tout l'URSS, que Staline et ses partisans prirent graduellement le pouvoir et imposèrent une centralisation et une étatisation de l'économie qui leur permit de lancer les gigantesques plans de développement qui allaient faire basculer le pays tout entier dans une industrialisation et une modernisation effrénées, à un coût humain qui allait se révéler souvent dramatique. Cette nouvelle politique permit le passage effectif de la vieille Russie retardataire au stade de pays développé, la promotion sociale d'une masse de gens issus des classes populaires, en particulier en provenance des régions traditionnellement marginalisées, et donc des régions musulmanes. Mais elle dut s'effectuer, selon les choix des dirigeants, dans le cadre d'une discipline de fer qui exigeait cohésion économique, centralisation des priorités d'investissements, militarisation des comportements, unification de la politique linguistique et idéologique. Le retour d'une politique privilégiant le russe comme « langue d'intercompréhension » alla de pair avec la relance d'une politique d'uniformisation idéologique en principe apte « à dépasser » les « localismes », nationaux et religieux. Le marxisme-léninisme, conception idéologique inventée sous Staline, à partir d'une interprétation rigide du marxisme et des pensées de Lénine s'imposa progressivement comme inéluctable à cette étape, à partir de la fin des années 1920.


Cette politique s’attaqua, malgré de nombreuses résistances au sein du Parti dirigeant, à ce qu’on commença à appeler des « déviations nationalistes bourgeoises » dans les Républiques non russes, ce que beaucoup d'autres considéraient comme une façon détournée de permettre le retour implicite de partisans du chauvinisme grand-russien. C'est dans ce contexte généralisé à tout l'URSS que, au nom des droits de la femme en particulier, Moscou lança une série d'attaques contre l'islam, connues sous le nom de « khoudjoum », mot que l'on peut traduire par attaque, offensive, voire agression. A l'occasion de la journée internationale de la femme, le 8 mars 1927, des manifestations de masse furent organisées à Tachkent, Samarkand et d'autres villes à majorité musulmane, avec des militantes des organisations de femmes soviétiques ayant souvent subi différentes formes d'oppression dans leurs familles. De petits groupes de femmes musulmanes montèrent sur des podiums et se dévoilèrent en public, après quoi on brûla leurs voiles. Cette opération visait à créer une « femme nouvelle », ayant « une conscience d'acier », apte à réaliser en tant que travailleuse et à un rythme époustouflant les objectifs modernisateurs mis de l'avant par Moscou. Les militantes communistes durent retirer le voiles qu'elles pouvaient porter jusque là, en particulier afin de mener un travail éducatif ou politique dans les mosquées. Si cette politique put rencontrer quelques appuis dans les milieux féminins des oasis d'Asie centrale marquée par un très fort patriarcat, elle tomba dans le vide parmi les nomades des steppes kazakhes chez qui les femmes jouissaient d'une grande autorité et participaient activement à la vie économique locale.


Simultanément toutefois, la société stalinienne redevint une société qui, après les grands débats et législations féministes des années 1920 décrétant une liberté radicale en matière de sexe et de relations sexuelles, revenait à un certain traditionalisme. Des compromis purent ainsi être trouvés au quotidien entre islamité et communisme. La mère était de nouveau encensée dans les années 1930 en lieu et place de la femme individualisée et autonome des années 1920, et le foulard traditionnel des paysannes russes fut de nouveau considéré comme un vêtement plus décent que les cheveux à l'air des « bourgeoises décadentes ». L'avortement fut de nouveau interdit et une politique nataliste prônée. Ce qui dans les faits permettait aux musulmanes traditionnelles de maintenir leur mode de vie, sans plus vraiment chercher en revanche à occuper les premières places dans la vie politique et sociale, plus souvent laissées aux hommes.


C'est à cette époque que, comme ailleurs, deux types de femmes concurrentes virent de fait le jour, le pouvoir arbitrant la situation au gré des rapports de force internes : la femme urbaine, éduquée, prolétarisée et habillée selon l'interprétation la plus discrète possible des normes modernes occidentales (jupes assez longues, absence de décolletés, etc.). Et la paysanne, la kolkhozienne, travailleuse, mère de famille nombreuse, en robe large et portant sur sa tête un « petit » foulard camouflant ses cheveux. On avait en revanche largement oublié les instructions de Lénine proclamant : « Nous sommes absolument opposés à toute offense contre les convictions religieuses ! ».


Ce « khoudjoum » eut plusieurs conséquences. Des enfants musulmans, tout particulièrement des filles, furent retirées des écoles soviétiques ou démissionnèrent des jeunesses communistes. Leurs familles subirent dès lors pressions et répressions. Les femmes sans foulards se croyaient permises de dénoncer dans la rue celles qui portaient encore les voiles traditionnels et, en retour, des femmes non voilées furent agressées par des hommes, comme s'il s'agissait de prostituées. De part et d'autres, on assista à des violences, mais aussi à des viols et à des crimes. Le nouvelle propagande officielle utilisant ces cas d'une façon toujours unilatérale, celle du « combat pour la modernité contre l'obscurantisme », et ne décrivant les violences que lorsque c'étaient des femmes « progressistes » qui étaient agressées, jamais dans l'autre sens. La culpabilisation systématique des croyances religieuses se prolongea jusqu'en juin 1941. Cette politique aboutit à l'arrestation, la répression et la condamnation à mort de beaucoup de dignitaires religieux. Mais les régions musulmanes de l'URSS ne furent dans l'ensemble pas touchées par les déportations de masse qui visaient alors la partie européenne de l'URSS. Tous les dignitaires religieux furent réprimés ou mis sous surveillance constante jusqu'à l'invasion nazie. A cette occasion en revanche, les dirigeants soviétiques se rappelèrent de la nécessité de composer avec tous les sentiments profondément répandus au sein du peuple, d'autant plus que plusieurs chefs religieux musulmans d'URSS appelaient au même moment leurs coreligionnaires à faire de la « Grande guerre patriotique » pour la défense de la patrie socialiste une « djihad » contre l'envahisseur nazi néo-païen.


Le comportement patriotique au sein de l'armée rouge ou dans les « offensives de production » pour le front de la plupart des soldats ou travailleurs musulmans soviétiques au cours de cette guerre fut souvent exemplaire mais les frustrations et les douleurs accumulées depuis plus d'une dizaine d'années expliquent aussi pourquoi des musulmans fait prisonniers par les nazis rejoignirent les formations nationales mises sur pied par eux pour combattre à leurs côtés sur le front soviétique ou sur le mur de l'Atlantique. C'est néanmoins à partir de 1941 que la religion islamique retrouva une place reconnue dans la société, que des mosquées furent ré-ouvertes et que des lieux de formation religieuse furent reconstitués. Ils allaient donner naissance à toute une série d'études reprenant l'idée de faire converger tout ce qui était compatible entre les valeurs islamiques et les principes marxistes, laissant la plupart du temps sous silence les éléments des deux visions du monde qui pouvaient paraître plus incompatibles, ou tout simplement nécessitaient le lancement d'un débat ouvert. A cette époque, certains religieux musulmans développèrent la thèse selon laquelle le jeûne du Ramadan, jugé comme freinant la productivité, pouvait être remplacé par des engagements publics d'accomplir des efforts supplémentaires dans le travail pour le bien de la collectivité. Quoiqu'il en soit, cela permit aux musulmans soviétiques de mieux cerner les éléments de la foi islamique prônant l'égalité sociale, la justice sociale et l'égalité entre les sexes. Avec le temps, les structures sociales traditionnelles comme lesmahalla qui regroupaient, sans tenir compte des origines sociales, les populations habitant un même environnement se reconstituèrent dans les villes et cités HLM nouvelles. Il n'était pas rare qu'un secrétaire d'un comité du Parti communiste, y compris du plus haut niveau, anime dans le même temps l'école coranique informelle mais tolérée dans sa tour.


On remarquera aussi que plusieurs personnes issues des familles contre-révolutionnaires, basmatchis, des années de la guerre civile, commencèrent à pouvoir accéder au Parti communiste dans les années du dégel post-stalinien et à y occuper des fonctions dirigeantes. Elles jouèrent sur l'ambiguïté de leur légitimité acquise en tant que famille contre-révolutionnaire dans les milieux traditionalistes et de celle qu'ils obtenaient auprès des cercles plus « modernistes » grâce à leurs diplômes scientifiques et à leurs capacités nouvellement acquises de « bons gestionnaires ». Une société « post-soviétique », mi-musulmane, mi-soviétique, mi-traditionnelle, mi-moderniste, se constitua peu à peu, en particulier à l'intérieur des hautes instances du Parti communiste. La formation religieuse laissait cependant beaucoup à désirer, ce qui allait favoriser lors du démantèlement de l'URSS, de groupes islamiques au savoir sommaire compensé par un radicalisme militant agressif.


On perçoit aujourd'hui pleinement les conséquences ambiguës de la période soviétique avec l'affirmation « nationale » des nouveaux Etats indépendants « musulmans » de l'ex-URSS ou des républiques autonomes musulmanes au sein de la Fédération de Russie. Ambiguïté d'où ont largement disparu, en apparence tout au moins, les velléités de faire la synthèse entre les valeurs « dynamiques » et « rationnelles » de l'islam et les principes « progressistes » et « révolutionnaires » du marxisme. Mais si l'on sort des discours des officiels, on perçoit que l'héritage musulman, même édulcoré, fait véritablement partie du quotidien des populations de la nouvelle Asie centrale post-soviétique ou du Causase et que, simultanément, « l'identité soviétique » n'a pas pour autant disparu. Ce qui donne à ces sociétés un sentiment de supériorité mal dissimulé, voire d'arrogance, envers les populations des Etats musulmans voisins qui, comme on peut l'entendre souvent dans la bouche des habitants, « n'ont pas eu la chance de faire partie de l'Union soviétique et de connaître les progrès qu'elle a apportés ». Ambiguïtés donc, qui pourraient, si elles étaient revues en positif, permettre à ces sociétés d'innover, tout en restant enracinées dans ce qu'elles ont de meilleur et de plus sublime. Mais ambiguïtés qui, pour le moment, créent un mal être sur lequel peuvent se développer les courants les moins éduqués et les plus outranciers.


Quant à l'islam de Russie, inscrit désormais dans la constitution comme un des quatre « religion nationale », il s'appuie sur un réseau de républiques autonomes, dont le Tatarstan et la Tchétchénie sont les plus emblématiques. Le Tatarstan joue le rôle de promoteur des intérêts économiques et diplomatiques de la Russie dans le monde musulman, en concurrence avec la Tchétchénie officielle qui, après avoir éradiqué les séparatistes et les « wahabites », est au main d'un potentat en relation avec des confréries traditionnelles, ce qui ne l'a pas empêché d'être reçu par le roi saoudien pour faire ensemble une prière à La Mecque ...et tenter de négocier une coordination des politiques russe et saoudienne dans le domaine du pétrole. Depuis le début de la guerre en Syrie, la Tchétchénie joue un rôle très actif dans la promotion d'écoles où l'on enseigne un islam opposé aux conceptions wahabites. Reste-t-il en revanche dans cette Russie en reconstruction quelque chose du souffle égalitariste d'un Sultan Galiev ? Enfoui profondément dans le tout nouvel environnement oligarchique capitaliste ? Peut-être ? Notons que, potentiellement, la Russie est à la croisée des chemins. Elle est redevenue un centre de l'Eglise chrétienne orientale reprise en main par l'Etat soviétique. Elle est devenue un centre d'une nouvelle école islamique opposée au wahabisme. Elle abrite des populations bouddhistes lamaïstes potentiellement concurrentes du lamaïsme prôné par Dalai lama post-féodal et pro-occidental. Elle abrite de fortes communautés juives plutôt froides envers le sionisme et qui redécouvrent l'héritage des juifs khazars ou de la région autonome yiddish du Birobidjan et elle possède toujours un Parti communiste influent. Christianisme oriental, islam, bouddhisme, judaïsme, marxisme-léninisme font donc bel et bien partie du patrimoine culturel de la Russie d'aujourd'hui, ce qui en fait un pays pivot, à l'image de sa situation géopolitique.


Pour finir, nous citerons deux auteurs qui ouvrent les portes d'une réflexion nécessaire sur le phénomène islamique à l'heure de l'intégrisme tafkiro-islamiste d'une part et de l'islamophobie d'autre part. Le premier, Karl Marx qui, lors de son séjour à Alger écrivait à sa fille : « …Nous bûmes du café, en plein air naturellement, dans un café maure… Le spectacle était impressionnant : certains de ces Maures étaient habillés avec recherche et même richement, d’autres portaient ce que j’oserais appeler des blouses, qui étaient autrefois de laine blanche, à présent en lambeaux et en loques – mais aux yeux d’un vrai Musulman, de telles contingences, la chance ou la malchance, ne sauraient établir une différence entre fils de Mahomet. Cela n’influe pas sur l’égalité absolue qu’ils manifestent dans leurs relations sociales. Ce n’est que lorsqu’ils sont démoralisés que les Musulmans prennent conscience de ces différences ; en ce qui concerne la haine envers les chrétiens et l’espoir de remporter finalement la victoire sur ces infidèles, leurs hommes politiques considèrent à juste titre ce sentiment et la pratique de l’égalité absolue (non du confort ou de la position sociale, mais de la personnalité) comme quelque chose qui les incite à maintenir vivante la haine envers les chrétiens et à ne pas renoncer à l’espoir de remporter la victoire sur ces infidèles. (Et pourtant ils sont foutus sans un mouvement révolutionnaire) » (Lettre d’Alger, 14 avril 1882, traduit de l’anglais), et le second est d'un intellectuel musulman contemporain : « ...Ceux qui pensent aujourd'hui que Marx est dépassé feraient bien de revoir leur littérature. Quand il a dit une chose qui est vraie : c'est une question de classe ! C'est une question de classe ! Et c'est une question de pouvoir ! C'est-à-dire qu'il y en a certains qui ont du pouvoir et qui tiennent la parole, et il y en a qui tiennent le pouvoir de l'argent et qui tiennent le médiatique. Et aujourd'hui la majorité des gens qui sont dans les banlieues, ce sont des gens sans pouvoir et sans porte-voix. Et quand il y en a un, deux, trois qui apparaissent, s'ils ne sont pas dans l'air du temps, il faut les diaboliser pour qu'on n'entende pas ce qu'ils disent ...Il faut prendre de tous ces intellectuels qui nous ont appris à déconstruire les instruments de pouvoir… » Tariq Ramadan, Conférence, 22 mai 2010, Université de Paris X – Nanterre : < http://www.tariqramadan.com/Colloque-sur-L-islam-la-France-et.html > vidéo : < http://conscience-musulmane.over-blog.com/article-tariq-ramadan-vers-un-nouveau-nous-58257612.html > Intervention à l'Université de Paris X sur le concept du « Nouveau nous » visant, entre autre, à « désislamiser les problèmes sociaux ». Ces deux citations, éloignées de plus d'un siècle l'une de l'autre, démontrent que, marxistes et/ou musulmans, devraient toujours garder un esprit d'ouverture pour analyser le monde et leurs semblables, déconstuire les dominations et ne pas s'enfermer dans des certitudes figées, donc conservatrices.

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